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jeudi 25 avril 2024

Fox T01 Le Livre maudit

Et puis sait-on jamais ?


Ce tome est le premier d’une heptalogie, une série indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1991. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005.


Quelque part dans une exploitation minière, avec des terrils, un hiver enneigé, de nuit, il se produit une grande explosion. Les habitants de la petite ville s’arrêtent tous au beau milieu de leur occupation, y compris ceux dans la rue et ils voient une colonne de fumée noire s’élever au-dessus de l’accès d’un puits. La sirène d’alarme se met à hurler. L’ingénieur responsable se précipite devant la cage pour voir l’équipe qui remonte du fonds. Il s’adresse au chef Porion et lui demande ce qui se passe. Le chef mineur répond que personne ne sait, voilà seulement les équipes qui remontent, et il interroge Casimir. Ce dernier indique qu’ils ont eu chaud, ils ont été drôlement secoués. Il ajoute : C’est pas normal ce qui s’est passé là, c’est pas un coup de grisou, ça ! En bas, ils ont entendu un grand rire, juste avant l’explosion, un rire de dément. Comme si la folie s’était introduite dans la galerie… Au fond de ladite galerie, derrière un éboulement, un homme avec un foulard devant le visage se félicite : il a réussi ! Personne n’a pu l’arrêter, même pas eux, les sorciers et les charlatans, qui le guettent depuis des siècles. Ils vont chercher à le retrouver, mais il sera trop tard. Son corps se recomposera devant ses yeux, et il sera le dépositaire de ses secrets. Il faut qu’il tienne. Mais il y a cette étrange faiblesse qui le reprend. L’homme masqué perd connaissance.



Dans les bureaux de l’entreprise, le mineur continue ses explications : ils travaillaient au fond du puits 24 et ils venaient tout juste de couper une veine quand, tout à coup, il y a eu cette détonation. Les boisages ont commencé à vibrer. Ils n’ont eu que le temps de se jeter dans la cage et de tirer la sonnette. Tout s’est écroulé derrière eux. Pourtant ils avaient pris toutes leurs précautions. L’ingénieur réfléchit à voix haute : il n’y avait pas de dynamitage prévu dans ce coin-là, il ne comprend pas ce qui a pu se produire. Il reste à attendre que les équipes de secours remontent. Au fond de la mine, trois mineurs fouillent les décombres : ils ont la surprise de voir arriver un homme titubant, parlant en anglais et évoquant la similitude avec un portemanteau, deux sens tassés dans un seul monde. L’homme est emmené à l’infirmerie et allongé dans un lit. L’ingénieur vient lui rendre visite. L’infirmière lui commente son état : des contusions, quelques ecchymoses, rien de bien grave au plan physique, du moins. Par ailleurs, il semble profondément choqué. Les soignants lui ont donné un sédatif, mais il continue de s’agiter, et la fièvre ne cesse de monter. L’ingénieur n’y comprend plus rien : que faisait un Anglais au fond de la mine ?


Une bande dessinée d’aventure, utilisant des conventions de genre au premier degré, en tout connaissance de cause. Les auteurs commencent par une situation dramatique qui est le fruit d’une histoire qu’ils vont révéler dans leur récit. Un bel homme fort et discrètement exotique : il est américain. Par le passé, il fut un pilote de chasse dans l’armée, pendant la seconde guerre mondiale, avec un attachement pour la France. Une belle jeune femme mince et séduisante lui tombe dans les bras, après quelques hésitations quand même. Il chevauche une belle moto avec une grosse cylindrée. Un autre personnage mystérieux, le visage masqué par un foulard et un casque, affublé d’un surnom (le Pénitent) à propos duquel on ne sait rien. Des phénomènes surnaturels : un mystérieux (aussi) livre qui brûle lorsqu’une personne s’en empare si elle n’y a pas été autorisée. Une connexion avec les pyramides égyptiennes. Cela fait déjà une bonne dose d’ingrédients typés Aventure, avec un soupçon de fantastique, et du mystère bien sûr. S’il ne connaît que la suite de la carrière de Jean-François Charles, le lecteur peut être surpris par des dessins sur la base de contour avec un trait encré, et pas en couleur directe comme il en fera sa marque de fabrique par la suite. Il se situe lui aussi dans le registre de l’aventure, avec des dessins dans un registre descriptif, plutôt réaliste, avec des expressions de visage très discrètement exagérées.



D’un autre côté, il n’y a aucune raison pour que le lecteur boude son plaisir dans cette aventure premier degré. En fait, le scénariste fait plus que le minimum syndical : il nourrit son récit avec de nombreux éléments qui le rendent spécifique. Certes, Allan Rupert Fox jouit du prestige du héros au physique avantageux, sans peur, et dans le même temps il s’est lassé de la guerre, sa personnalité présente des aspérités, il s’assure du consentement de la dame. Celle-ci, Edith, sait très bien ce qu’elle fait, et elle n’endosse le rôle probable de demoiselle en détresse que dans les toutes dernières pages. L’intrigue démarre dans un lieu inhabituel, une mine, et de nombreuses scènes se déroulent à la campagne. Les personnes sortent des stéréotypes attendus : le commissaire divisionnaire Bolen de B.S.R. (Brigade de Surveillance et de Recherche de la gendarmerie) pose des questions intelligentes et pertinentes, l’ingénieur responsable de la mine est respectueux des mineurs et les écoute, le rôle du mystérieux personnage masqué sort de l’archétype du méchant au rire de dément. À la rigueur, seul Vincent Daudier (1928-1938) reste conforme au modèle simpliste de chercheur maudit, victime de ses recherches. À plusieurs reprises, le lecteur relève un élément original et surprenant : Fox tapant ses mémoires à l’ombre d’un arbre dans le jardin, Romuald, un clochard sous un pont de Paris, ayant lu Miroir historial de Vincent de Beauvais, Paroles de Prévert, La méthode curative des playes et fractures de la teste humaine d’Amboise Paré, L’amour des homonymes de Desnos, la présence d’un mandrill, ou encore l’intervention d’un étrange clown blanc.


Le lecteur (re)découvre les dessins encrés de Jean-François Charles et leur richesse. Lui aussi intègre des éléments originaux donnant plus de saveur au récit. Pour commencer, il ne mégotte pas sur les détails descriptifs pour donner à voir au lecteur les personnages et les lieux. Chaque protagoniste dispose d’une tenue vestimentaire particulière : le costume-cravate pour l’ingénieur, les uniformes pour les mineurs, le complet veston avec nœud papillon pour le commissaire divisionnaire, les différentes robes d’été d’Edith, le galurin méchamment cabossé pour le clodo Romuald, la tenue d’aviateur pour le Pénitent, le beau costume de scène pour le clown blanc. Dès la première page, le lecteur apprécie le soin apporté aux décors et aux paysages. L’exploitation minière avec ses hautes cheminées, ses bâtiments en brique, la cage de l’ascenseur et la machinerie, les longues galeries et les tuyaux qui y courent, les éboulis dans les galeries, la mise en couleurs nuancée. La présentation de la petite maison abritant la pension dans laquelle Allan Fox va séjourner : la grille en fer forgé, le jardin bien entretenu avec ses arbres, ses haies, ses bancs, les volets et la toiture, tout cela donne également envie au lecteur d’y passer quelques jours de repos réparateur, au calme. La balade en moto sur les routes de campagne apporte une autre forme de détente, le plaisir de sentir le vent, les ombrages des arbres, la douceur des étendues herbeuses. La séquence à Paris apparaît exotique : le quai de Seine avec les feuilles mortes, l’étonnante vue en hauteur d’une rue de Montmartre, et les cabanes de fortune dans un terrain vague. Un peu plus tard, Allan et Edith passent une nuit dans une auberge en bord de canal : en planche trente-sept, une très belle représentation de cette construction à un étage, avec le cours d’eau en premier plan, un bateau amarré, un pont métallique avec la structure pour le lever afin de laisser passer les bateaux, la ligne d’arbres en arrière-plan, une évocation parfaite de ce type de paysage.



Le lecteur se laisse séduire sûrement et lentement par cette histoire à l’ambiance particulière. Il fait la découverte de l’existence d’un livre maudit qui brûle ceux qui veulent se l’approprier indûment. La mise en scène se révèle insuffisante pour y voir une métaphore sur l’appropriation d’un savoir interdit. Ce livre qui, en quelque sorte, avait inclus Edith & Allan de force dans sa tragique destinée…Le héros a beau se montrer courageux, il semble patauger du début à la fin, sans réussir à accomplir d’exploit, sans parvenir à prévenir les catastrophes. Il relève une phrase à propos du Pénitent : c’est ainsi qu’on appelait les repris de justice chargés d’enflammer le grisou avant l’arrivée des mineurs, un étrange rapprochement qui en dit peut-être long. Il reste coi devant la méthode de suicide choisie par Romuald, à l’aide d’une perceuse. Arrivé à la fin, il sent qu’il est bien accroché par l’intrigue et la narration.


Une aventure à l’ancienne, avec un beau héro américain, une belle pépée, et un mystère surnaturel vaguement horrifique ? Il y a de cela, et en même temps l’investissement de l’artiste dans la description, la palette de couleurs soignée et nuancée, ainsi que des éléments originaux placent ce premier tome au-dessus de la mêlée, en termes de saveurs originales, séduisant ainsi le lecteur qui en redemande.



mercredi 24 avril 2024

Ambroise et Louna

J’ai balancé d’une rive à l’autre sans m’autoriser à t’aimer.


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Elle a été réalisée par Anaïs Halard pour le scénario, et par Amélie Clavier pour les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée.


Un oiseau passe haut dans le ciel bleu constellé de nuages blancs. Une petite chaumière nichée dans une clairière, à côté, un homme le torse nu s’active à enlever les plantes et la mousse qui ont partiellement recouvert la roulotte. Il tire d’un coup sec en y mettant toute sa force, pour arracher une longue liane. Il se redresse et s’éponge le front du revers de la main, en regardant le résultat. Depuis la fenêtre de la chambre, une femme l’observe. Elle se détourne et regarde la valise vide sur le lit, avec ses affaires autour. Elle a pris une fleur en tissu dans un coffret. Elle la contemple. Elle se souvient quelques années plutôt quand l’une des deux sœurs fixait cette même fleur dans ses cheveux, devant la porte de leur roulotte. Monsieur Loyal l’appelle : elle doit se dépêcher, c’est bientôt à elle et à sa sœur. Elle sourit : il l‘a appelé Paula, et il l’a encore confondu avec sa sœur Louna. Elle ouvre la porte de la roulotte et appelle sa sœur. Celle-ci lui répond qu’elle a entendu. Louna entre dans la roulotte et voit que sa sœur Paula n’est toujours pas habillée. Cette dernière explique qu’elle n’arrivait pas à sortir de sa sieste, elle faisait un rêve. Elle était allongée sur la scène, robe remontée, les yeux bandés, les rideaux baissés. Deux hommes étaient allongés là. Sa sœur jumelle l’interrompt en lui disant qu’elle fait exprès, et elle l’aide à se préparer.



Sous le chapiteau, Monsieur Loyal souhaite la bienvenue aux spectateurs, leur promettant qu’ils vont rire et vibrer, avec des numéros jamais égalés, célèbres dans toute la France. Et il annonce Paula et Louna, les oiseaux du chapiteau. Celles-ci montent dans les cordes pour rejoindre les plateformes à partir desquelles elles s’élancent dans le vide, uniquement accrochées à leur trapèze. Paula surprend sa sœur en effectuant un triplé non prévu. Tout le monde les regarde en silence, bouche née, pendant toute la durée de leur numéro. Une fois celui-ci terminé, elles rejoignent la femme à barbe et les sœurs siamoises et quelques autres saltimbanques, pour le dîner autour d’une longue table. La soirée s’avançant, les uns et les autres rentrent dans leur roulotte. Paula et Louna décident de danser jusqu’à tard dans la nuit, discrètement observée par Ambroise, le lanceur de couteaux. Le lendemain, Paula se réveille après une belle cuite, encore attablée. Les forains abaissent le chapiteau, Ambroise vient maladroitement saluer Louna, et les roulottes reprennent la route vers leur prochaine destination. En cours de voyage, le chef du cirque décide d’arrêter le convoi dans le prochain village : il y a une rivière pour se rafraîchir. Paula reprend une conversation habituelle avec sa sœur : leur numéro mérite mieux que ce cirque. Louna ne souhaite pas qu’elle lui parle de nouveau de la Russie. Ambroise s’approche pour parler à Louna.


Une époque pas explicitée : fin dix-neuvième siècle, peut-être début vingtième, pas d’automobile, des trains à vapeur et la Russie qui fait rêver en tant que nation semi-exotique. Un récit qui se cantonne à la campagne, à proximité de petites villes sans qu’elles ne soient montrées, à des roulottes, à une maison isolée, et à cinq courtes scènes sous le chapiteau. Le lecteur partage la vie et l’intimité de Paula et de Louna, puis du couple avec Ambroise et de leur fille Joséphine. L’histoire se focalise sur ce noyau familial et sur son évolution romantique. La narration visuelle s’avère très facile d’accès : des dessins aux contours un peu simplifiés, avec une touche parfois de naïveté, tout en présentant une bonne densité d’informations visuelles. Une mise en couleurs de type aquarelle venant apporter des textures aux formes détourées par un trait encré, et une ambiance lumineuse souvent un peu sombre. Le lecteur remarque quelques séquences silencieuses, quatorze pages en tout, trois dessins en pleine page et un en double page. Tout le texte se présente sous forme de dialogue, à l’exception de deux lettres lues à chaque fois par un personnage. Le récit est exempt de scène de violence, il ne s’agit pas d’un roman d’aventure ou d’une histoire d’action. Cette histoire d’amour rencontre des obstacles de différente nature, dont un décès et une naissance, sans virer au romantisme ou au drame sensationnaliste.



Sans même en avoir conscience, le lecteur se laisse prendre au charme doux de la narration visuelle, effectuant des interprétations et des projections, par pur automatisme, se retrouvant ainsi tout naturellement impliqué dans la vie de ces jumelles. Il commence par partager un moment de connivence organique. Louna se fait la remarque qu’une fois de plus monsieur Loyal les a confondues : le lecteur peut voir l’acceptation, avec une pointe d’amusement sur le visage de Louna, car elle en a pris l’habitude depuis des années, et elle sait que ce sera sans fin. Elle rentre dans la roulotte : la lumière a déjà commencé à décliner, et l’éclairage assez faible est dispensé par une lanterne avec une bougie, et deux ou trois autres bougies à l’intérieur de la roulotte. Dans cette semi-pénombre, les deux jeunes femmes papotent, Paula se montrant facétieuse, Louna se montrant attentionnée envers elle. Au long de cette séquence, le lecteur observe les nombreux détails dans la roulotte : le miroir accroché au mur au-dessus de la table pour se maquiller et se démaquiller avec ses flacons, la petite alcôve avec le lit et les coussins, les deux crucifix accrochés au mur, le fauteuil, la petite table avec une lampe à huile et une statuette de la vierge, et un pot de fleurs sur une autre petite table. Louna porte déjà sa tenue de spectacle : des bas noirs, une culotte noire bouffante, un justaucorps blanc et un gilet ouvragé. Alors que sa sœur est encore en tenue de sommeil, une large culotte noire elle aussi et un haut sans manche. Le lecteur partage ce moment de complicité en toute simplicité, ressentant la tendresse existant entre ces deux sœurs, et la prévenance de l’une envers l’autre, née de nombreuses années vécues ensemble et de leur gémellité.


Quelques pages plus loin, le lecteur est à nouveau le témoin privilégié d’un moment d’intimité délicat et doux. Alors que les deux sœurs se sont assises sur la berge de la rivière pour y tremper leurs pieds et ainsi se rafraîchir, Ambroise arrive et tend gentiment la main à Louna pour qu’elle se lève et qu’ils fassent quelques pas ensemble pour parler un peu. Les dessins font des merveilles : l’artiste dose avec sensibilité les contours encrés, la mise en couleur, celle-ci oscillant entre couleur directe et simple évocation des grandes masses en arrière-plan. D’une manière générale, la dessinatrice se montre économe en traits encrés, utilisés surtout pour détourer les silhouettes et la forme général des objets ou des éléments de décor. Cela contribue à la légèreté des images et à la douceur des personnages. La mise en couleur vient alors représenter d’autres éléments, dans cette séquence il s’agit des arbres et des plantes, des couleurs des vêtements et leur plis et ondulations. Elle rend également compte de la texture de la terre, du feuillage des végétaux, et de simples zones vertes ou marron viennent rappeler l’arrière-plan par des camaïeux abstraits. Ce mode de représentation induit que le rapprochement entre Ambroise et Louna se fait sans heurts, sans inquiétude, tout naturellement.



En page soixante-dix-huit, le lecteur assiste au numéro de trapèze, en tant que spectateur assis dans les gradins. Pour cette planche, la dessinatrice se départit des compositions en bandes à base de cases rectangulaire, pour une image ronde centrale, et des images comme en rayon autour montrant les mouvements de la trapéziste, et la réaction d’un jeune garçon qui l’admire depuis le sol. Le lecteur peut lire la concentration sur le visage de la jumelle, son contentement exprimé par un léger sourire. La direction d’acteurs reste naturaliste dans ces moments. Le lecteur est confiant quant à la réussite du numéro car les autrices ne jouent pas sur la dramatisation ou le spectaculaire, et dans le même temps il est conscient de la profondeur des enjeux émotionnels pour les principaux personnages, Ambroise, Louna, Paula. Leur situation induit une tension affective qui les contraint à s’adapter. Les autrices jouent avec les éléments implicites. Louna et Paula étant jumelles, le lecteur commence par se dire qu’elles sont proches à en être identiques : la première scène le détrompe d’entrée de jeu, avec l’une plus sérieuse que l’autre, l’une plus nomade que l’autre, etc. Il existe donc une tension dès le départ entre Louna et Paula qui n’envisagent pas la suite de leur vie de la même manière.


L’arrivée d’Ambroise ne se réduit donc pas à un artifice pour mettre un grain de sable dans une relation fusionnelle, puisqu’elles présentent déjà deux caractères différents, et des aspirations similaires mais pas identiques. La vie continue et Joséphine naît, modifiant à nouveau la dynamique relationnelle entre ces trois êtres humains, dans une configuration surprenante. La maladie soudaine du nourrisson génère une prise conscience brutale de ce qui leur tient à cœur, conduisant à des résolutions fermes. Le cours de la vie confronte les personnages au temps qui passe, à l’éloignement, au rapprochement, à la naissance de la vie nouvelle, aux aspirations professionnelles, à l’impermanence des choses, à la vie propre du sentiment amoureux pouvant évoluer, tout comme pouvant rester immuable.


Une histoire simple de jumelles trapézistes dans un cirque à la fin du dix-neuvième siècle : à un moment chacune souhaitera vivre sa propre vie. Une narration visuelle au dosage parfaitement équilibré entre description et sensation, qui fait ressentir les émotions des personnages, au lecteur, de manière organique, en douceur. Sans dramatisation romantique, l’amour prend des formes différentes pour chaque personnage, plus ou moins malléables. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.



mardi 23 avril 2024

Chimère(s) 1887, tome 1 : La perle pourpre

La retenue conduit souvent à la déconvenue.


Ce tome est le premier d’une hexalogie, formant une série indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2011. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Piero. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


En 1880 à Auvers, dans le grand domaine d’une riche maison, la jeune Chimère, une enfant âgée de six ans, s’amuse au bord du ruisseau à faire peur aux grenouilles. Une des pensionnaires de madame de Montpessus est venue la retrouver pour lui dire que la maîtresse de maison l’attend. Une fois la jeune fille devant elle, madame de Montpessus lui annonce sans ménagement qu’un pli vient d’arriver de Paris : la mère de Chimère est morte la semaine dernière. Elle n’enverra plus d’argent pour sa fille. La propriétaire déclare à Chimère qu’à partir de maintenant, il va falloir qu’elle se rende utile. Elle lui ordonne d’amener le lapin que la fillette tient dans ses bras, à la cuisine et d’y rester. À Panama en 1887, après avoir réussi le percement du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps lutte depuis des années pour réunir les océans Atlantique et Pacifique. Mais pour les ouvriers et les ingénieurs sur place, le rêve a tourné au cauchemar. Ce jour-là, il pleut à verse, le sol se dérobe sous l’excavatrice, un énorme engin, qui chute le long de la pente, emportant les rails avec lui, et écrasant un groupe d’ouvriers qui se trouvaient en contrebas. Le docteur Fulgence sur place ordonne de dégager ceux qui peuvent l’être, vers l’infirmerie. Il examinera les autres sur place. Deux observateurs américains se disent que les Français ont à peine besoin qu’on les aide pour tuer leurs ouvriers, il faut tout de même desserrer un petit boulon de temps en temps. Une fois sa besogne terminée, le docteur rejoint l’ingénieur dans la cabane de chantier : il lui annonce qu’il rentre bientôt à Paris pour remettre son rapport à monsieur de Lesseps.



Paris, mars 1887. Monsieur Eiffel a commencé à construire une tour qui défigure la capitale et scandalise les Parisiens. Il est parfois difficile de se faire à trop de modernité. Un sujet qui passionne autant dans les bistrots des Halles que dans ces clubs pour messieurs de la bonne société que sont les bordels de luxe. On s’y rend pour rencontrer des relations, parler affaires, et parfois même pour s’amuser. Plusieurs clients évoquent la stratégie de Ferdinand de Lesseps : ce dernier veut lancer un nouvel emprunt. L’un estime qu’il serait étonnant que l’Assemblée donne son accord. Un autre répond que ces députés-là feront comme les précédents : là où monsieur de Lesseps leur dit de faire. Il suggère au premier de demander son avis à Cornelius Herz qui se trouve là également : sa fonction est de les cajoler pour le plus grand bien de la Compagnie du Canal. Un peu plus loin, Madame Gisèle s’excuse auprès d’un petit groupe : les affaires l’appellent, en lien direct avec l’événement de la soirée.


Même s’il n’a pas identifié le nom du coscénariste comme étant le vrai nom du créateur de Lanfeust, au vu de la couverture, le lecteur se dit qu’il doit s’agir d’un récit de genre, peut-être une version alternative de Paris (la tour Eiffel en construction figure en bas à droite) avec une adolescente comme héroïne, peut-être avec un pouvoir magique. En effet l’esthétique retenue, qui correspond en tout point à celle des dessins à l’intérieur, évoque les productions Soleil, avec en tête leur public cible. La première page introduit un doute avec l’annonce but en blanc de la mort de sa mère à une fillette de sept ans. La deuxième scène semble inscrire le récit dans la véritable Histoire, avec l’évocation du chantier du canal de Panama. La troisième scène se déroule dans une maison close parisienne, de haut standing certes, mais le clou de la soirée, l’événement attendu est la vente aux enchères de la virginité de Chimère, alors âgée de treize ans en 1887. Le bref texte de la quatrième de couverture confirme le fait de manière explicite. Le lecteur comprend qu’il ne doit pas juger une histoire sur les caractéristiques des dessins : des couleurs vives et gaies, la touche de légèreté et d’entrain pour croquer les visages et les silhouettes des personnages, comme une réminiscence de bandes dessinées pour la jeunesse. Il n’en est rien : les conditions de vie dans la maison close expliquée par Madame Gisèle à la nouvelle pensionnaire, s’avèrent explicites quant aux pratiques sexuelles et leur tarif.



Il faut un peu de temps au lecteur pour qu’il réconcilie la nature réelle du récit, à ses a priori sur l’apparence des dessins. Une fois son mode de lecture adapté, il se rend compte que ce décalage apparent d’intention entre dessins et histoire lui évite de devenir le voyeur à son corps défendant de maltraitances et de sévices sur une mineure, sur des femmes privées de leur liberté. Une fois passé le choc de la vente aux enchères de la virginité d’une jeune adolescente de treize ans, il comprend vite qu’il n’est pas au bout de ses peines. Le client ayant remporté l’enchère réserve cette défloraison à un ministre, un cadeau pour services rendus à la Compagnie Universelle du Canal Océanique de Panama. Cet entremetteur s’avère être Cornelius Herz (1845-1898), un médecin et homme d'affaires impliqué dans le scandale de Panama. Le ministre bénéficiaire de ce cadeau, non content de violer une mineure, la violente physiquement en plus. Le lendemain, Chimère a droit à la visite de l’établissement, avec les commentaires de Marguerite, l’une des filles, sur les particularités de chaque chambre et de sa décoration, jusqu’à l’antre de supplices au sous-sol.


Puis Madame Gisèle, la mère maquerelle, explique le fonctionnement des rémunérations à Chimère : la dette initiale de l’adolescente s’élève à quatre cent cinquante louis, son prix d’achat aux Montpessus, moins le prix de la vente de sa virginité, sur lequel Gisèle a menti à la jeune fille, la grugeant ainsi de trois cents louis. La tenancière continue : c’est elle qui tient les comptes, la virginité ne se vend qu’une fois, du moins dans son établissement. Les autres passes de Chimère seront bien plus modestes, entre quinze et vingt francs. Comme elle est particulièrement fraîche, la Perle Pourpre demandera donc trente francs durant quelques semaines, puis vingt-cinq lorsque l’effet de nouveauté s’estompera. La moitié reviendra à Chimère, l’autre moitié est la part de la maison. En outre, à la Perle Pourpre, une fille ne refuse jamais rien au client. Mais Gisèle doit être informée des demandes particulières, afin d’en fixer le tarif. Elle déduira chaque semaine de ses revenus cent-vingt-cinq francs, afin de couvrir les frais de bouche, de gîte, le coiffeur et le médecin. Chimère a tôt fait de calculer combien d’années il lui faudra pour rembourser sa dette et combien de passes ça représente par semaine. Plus loin, sont également évoquées les punitions en cas de désobéissance, en particulier le séjour d’une semaine chez la mère Marville, c’est-à-dire une maison d’abattage, attachée à une paillasse, et c’est un client toutes les dix minutes pendant quatorze heures par jour.



En parallèle de la découverte de la réalité du métier de prostituée dans une maison close, court une intrigue secondaire consacrée à la construction du canal de Panama. Les auteurs évoquent les conditions de travail épouvantables et létales des ouvriers sur le chantier, les méthodes répréhensibles pour convaincre ou forcer les décideurs politiques à favoriser l’entreprise de Ferdinand de Lesseps, y compris par des fonds publics. Cette facette du récit relève de la reconstitution historique alimentée par des personnages ayant réellement existé comme Ferdinand de Lesseps (1805-1894), Cornelius Herz (1845-1898), ou encore Sigmund Freud (1856-1939) comme client de la Perle Pourpre. Il est fait mention de Gustave Eiffel (1832-1923). Le lecteur peut voir la tour Eiffel à l’état de chantier, seul le premier étage ayant été construit. Les dessins font également œuvre de reconstitution historique en montrant l’époque : les tenues vestimentaires des messieurs et des dames, les modes de transport, les rues de Paris, la décoration intérieure des différentes pièces de la Perle Pourpre, les toits de Paris. Le lecteur sent bien que l’artiste prend plaisir à imaginer des tenues de travail sophistiquées pour les prostituées, y compris leurs accessoires. Dans le même temps, il ne les sexualise pas comme si le lecteur tenait le rôle de voyeur. La nudité se cantonne à la poitrine féminine et à quelques postérieurs rebondis, sans se situer dans le registre de l’érotisme, ni même de la titillation. Tout du long, le lecteur se délecte du niveau de détails élevé, de la richesse des images, donnant une consistance rare à la reconstitution historique, accompagnée par la vitalité des personnages. Ceux-ci surjouent parfois un peu, tout en faisant montre d’un registre étendu d’émotions.


Une couverture séduisante et intrigante qui n’en dit pas beaucoup sur le contenu. Le lecteur découvre l’histoire d’une jeune adolescente de treize ans qui est vendue à une maison close, son intégration commençant par la vente aux enchères de sa virginité. La narration visuelle peut décontenancer un instant avec quelques caractéristiques de surface qui peuvent faire penser à une histoire pour jeune adolescent. Après avoir ajusté sa façon d’interpréter les images, le lecteur s’immerge dans un récit noir sur la réalité de la gestion des filles dans une maison close, sur fonds de trafic d’influence et de corruption au profit du projet de construction du canal de Panama par la société de Ferdinand de Lesseps.



lundi 22 avril 2024

Saint-Elme T02: L'avenir de la famille

Ces toasts sont exactement comme je les aime.


Ce tome fait suite à Saint-Elme T01: La Vache brûlée (2021) qu’il faut impérativement avoir lu avant. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Serge Lehman pour le scénario, et par Frederik Peeters pour les dessins et la mise en couleurs. Il compte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré pour L’homme gribouillé, paru en 2018.


Dans les alpages, une ferme avec une installation de raffinerie, un chien gisant mort dans la boue, le crâne éclaté par une balle. Non loin un homme étendu dans la boue, gisant inconscient. Adossé à un mur, un homme mort du sang sur le front. Avec un regard de fou, le derviche regarde tout ça, fixement. Une voiture arrive par le chemin de terre. La belle berline s’arrête devant la ferme, à côté du l’homme inconscient. Stan Sax descend du véhicule, toujours vêtu de son pantalon de survêtement rouge, et de son chaud blouson en cuir. Il salue Arno Cavaliéri, et il lui demande s’ils sont tous morts. L’autre répond que non, Kémi s’en est tiré, enfin si on peut dire, il est dedans. Le cadavre adossé au mur glisse lentement vers le sol. Stan Sax rentre dans le bâtiment, pendant que Cavaliéri prend une bûchette pour caler le mort en position assise. Stan secoue Kémi qui gémit un peu, sans reprendre conscience. Il ressort et demande au derviche ce qui s’est passé. Celui-ci lui raconte l’histoire : Félix Morba a pété les plombs. Il devait assurer la sécurité à la place du gros Fred, hier soir, mais Arno imagine que Stan le sait. Il continue : il n’a pas tout vu parce qu’il était dans la camionnette en train de charger la marchandise. Il demande à Stan d’enlever la bûchette, parce qu’elle le gêne. Il adosse le deuxième macchabé contre le premier. Parfait.



Stan Sax demande à Arno Cavaliéri ce qui s’est passé ensuite. L’autre répond que Morba est allé uriner par là-bas, dans la neige, et puis il s’est mis à shooter tout le monde. Sauf Arno qu’il a enfermé dans la camionnette. Stan demande si le signe sur la vitre, une sorte d’œil ouvert, c’est Morba aussi. Arno traîne le troisième cadavre et répond qu’il y avait une fille dans l’appentis, une gamine, neuf ou dix ans, noire. C’est Vassili qui l’a amenée il y a trois jours. Il a juste dit qu’elle valait cher et qu’elle serait partie avant la fin de la semaine. Arno résume : Morba fume tout le monde, part avec la fille et Stan reste bloqué dans la camionnette. Stan continue : il est resté bloqué jusqu’à l’arrivée du type étendu inconscient dans la boue.il s’appelle Franck, c’est un privé, payé par la mère d’Arno pour le ramener. Il l’a cogné un peu fort, mais Franck respire. Stan perd patience, puis se reprend et téléphone. Arno termine sa sinistre besogne en ramenant le cadavre du chien et en le déposant sur les jambes des trois morts adossés au mur. Stan explique que sa sœur Tania va s’occuper de tout, et qu’elle veut une photographie de Franck au cas où il serait passé en ville avant de débarquer ici.


Mystère, mystère. Mais comment les auteurs font-ils pour en raconter autant en si peu de mots ? Le lecteur est frappé par la concision des dialogues : des phrases courtes, rarement plus de deux à la suite par un même personnage, plus souvent seule. Une seule page sans aucun mot, une autre avec seule une onomatopée pour un bruit de moteur, et pourtant une remarquable impression de texte en toute petite quantité. Le lecteur se retrouve épaté par le naturel des dialogues, leur enchaînement à un rythme évoquant une vraie conversation, les particularités d’expression spécifique à chaque personnage. Dans la première scène, le lecteur peut distinguer qui parle de Stan ou d’Arno sans même regarder la case : ils s’expriment de manière différente, dans le choix de leurs mots, dans la construction des phrases, dans les mots ou les expressions qui reviennent. Il en va de même pour chaque personnage, de façon tout à fait naturelle. Le lecteur se rend également compte que malgré leur brièveté, les phrases apportent de solides informations, par ce que signifie la phrase de manière littérale, par ce qu’elle révèle du personnage sur sa réaction à un événement ou à une situation, par son niveau de réflexion. Leur sens en est complété par ce que montrent les dessins : la gestuelle, la posture qui en disent beaucoup sur l’état d’esprit du personnage. Tout ceci, le lecteur l’absorbe de manière inconsciente et automatique, la complémentarité entre texte et dessin étant parfaite.



Le lecteur peut observer l’interaction entre texte et dessin, également à l’occasion des onomatopées : discrètes, toujours parfaitement justes. Cela commence avec le léger bruit du moteur de la voiture qui se fait entendre dans le silence de la montagne. Puis viennent, entre autres, le bruit du cadavre assis qui glisse mollement par terre, le bruit que font les mains du derviche alors qu’il les frotte, le léger clic émis par un téléphone prenant une photographie, les aboiements hargneux du chien, le bruit des coups portés hors champ sur un prisonnier, des murmures inaudibles d’une conversation écoutée derrière une porte, le son des toasts éjectés d’un grille-pain, etc. Ces sons accompagnent la lecture, suscitant l’illusion chez le lecteur qu’il entend parfois ce qui se passe. À sa manière, la mise en couleurs fait également appel aux sensations, avec la présence répétée de différentes nuances de violet, utilisées de manière expressionniste, établissant une forme de continuité entre des éléments disparates, entre des individus même. Outre les ombres portées mauves, le lecteur ralentit de temps à autre son rythme pour savourer une composition inattendue : le contraste entre le rouge et le violet sur le visage de Gregor Sax évoquant un usage similaire par John Higgins dans Watchmen, la lumière verte baignant la chambre en soupente de la ferme, le jaune au cours de l’interrogatoire de Franck Sangaré, entre flammes intenses et effet psychédélique déconcertant, un moment ensorcelant.


Dans le fil des pages, le lecteur absorbe tout naturellement ces compositions de couleurs, sans chercher à les analyser, juste en ressentant le décalage qu’elles induisent, l’ambiance particulière qu’elles installent, l’intensité du ressenti qu’elles provoquent. De la même manière, il ressent l’efficacité de la mise en scène, sa rigueur. Une scène en trois pages : Jansky, Piotr, Arno Cavaliéri et Stan Sax se retrouve dans une petite chambre mansardée en train de regarder Kémi allongé inconscient à la suite d‘une blessure. Jansky ordonne à Piotr de l’achever, Cavaliéri s’y oppose, il s’en suit un affrontement physique. La mise en scène relève du grand art pour parvenir à raconter ce combat dans un espace confiné, à établir une suite de mouvements et de coups cohérente, que le lecteur peut parfaitement suivre, les deux hommes s’adaptant à l’exiguïté de la pièce. Dans un tout autre registre, le lecteur peut suivre Paco et Romane Mertens en balade dans les alpages : le sentier caillouteux, les grands étendues herbeuses, les montagnes pierreuses, les rares sapins, les quelques traces de neige, le repas frugal transporté dans un sac à dos, le rapace qui passe haut dans le ciel. Tout cela donne envie au lecteur de respirer l’air frais et pur de la montagne. Il se remémore alors la présence du règne animal dans le premier tome : ici, les auteurs mettent la pédale douce sur les grenouilles, un peu moins présentes que précédemment. Outre le rapace, il peut voir un chien vivant, un loup tenant une grenouille dans sa gueule, l’animal de compagnie de madame Dombre, et un chamois.



L’intrigue s’avère facile à suivre en ayant le premier tome en tête. Les auteurs prennent la peine de rappeler le nom des personnages ce qui permet de les mémoriser plus facilement : le derviche, la famille Sax (Roland le père, Vik l’épouse, Stan le fils, Tania la fille, Gregor le beau-père de Roland), les hommes de main (Jansky, Piotr, Yanski), Madame Dombre et Bruce, madame le maire (Béatrice), Arthur Spielmann le patron de l’auberge capable de prédire le début et la fin de la pluie, Paco berger blessé à la jambe, Sylvia la cliente de Spielmann, Romane et son père. D’un côté, l’enquête de Franck Sangaré suit son cours et il subit un interrogatoire musclé et chaud. De l’autre côté, l’intrigue est tributaire des aléas, comme la cheville foulée de madame Dombre, ou des brusques sautes d’humeur du derviche. Aussi les développements de l’histoire dépendent de personnages et des imprévus, à l’opposé d’une trame aux enchaînements automatique. L’enquête se serait déroulée tout à fait différemment sans cette cheville foulée, la situation n’aurait pas empiré à ce point si Stan Sax avait pu mettre à profit une plus longue expérience des affaires.


Même s’il y a moins de grenouilles, le lecteur ne peut pas se départir de l’impression qu’il y a d’autres forces à l’œuvre que celles visibles dans les cases. C’est une sensation indéfinissable et ténue : la façon dont un loup tient une grenouille dans sa gueule, le symbole de l’œil ouvert tracé dans le sang par Katyé, les qualités de combattant de Cavaliéri, le stoïcisme téméraire de Sangaré, le père de Romane qui s’adresse à une silhouette invisible ou encore la capacité de prédire le début ou la fin d’une pluie. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Saint-Elme. Mais dans le même temps, les auteurs parviennent à raconter un vrai polar, avec la corruption passive de la police, l’enlèvement de la fillette, le trafic de drogues, etc. Mais comment font-ils pour en raconter autant en si peu de pages, et avec une telle économie de dialogues ?


Ce deuxième tome confirme la puissance addictive de cette série : le lecteur est accro et veut en apprendre plus, continuer de pouvoir arpenter les rues de Saint-Elme et la montagne alentour, en découvrir plus sur ce projet de Saint-Elme 2.0, côtoyer cet enquêteur de peu de mots, se réjouir de ne pas avoir le derviche en face lui, se retrouver sous ces éclairages bizarres, voir les méchants châtiés, etc. Et pourquoi des grenouilles ?



jeudi 18 avril 2024

Degas, La danse de la solitude

Où trouver cet art ? L’Art de notre temps ?


Ce tome contient une biographie de l’artiste Edgar Degas (1834-1917) qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour l’apprécier, et qui dégage plus de saveurs si le lecteur est familier de ses principaux tableaux. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Salva Rubio pour le scénario et par Efa (Ricard Fernandez) pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de sept pages, rédigé par le scénariste et illustré par des tableaux de Degas. Ces deux auteurs avaient déjà réalisé ensemble Monet, Nomade de la lumière (2017).


Samedi 29 septembre 1917, au cimetière de Montmartre à Paris, Mary Cassatt assiste à l’enterrement d’’Edgar Degas, immobile et silencieuse, entendant les commentaires autour d’elle. Quelqu’un le connaissait-il vraiment ? Il était toujours seul. Rien d’étonnant il était si intransigeant. Il ne s’est jamais remis de la faillite familiale. Ce fut pour lui, une telle humiliation. Machiste, antidreyfusard, voire antisémite, intolérable ! Et cette manie de ne peindre que des danseuses, des blanchisseuses et des prostituées, c’est bizarre non ? Pas si bizarre quand on sait que la plupart de ces ballerines étaient aussi des putains. Il ne s’est jamais marié, encore une bizarrerie. En effet, plus encore pour un homme de son rang. On ne lui a jamais connu une seule aventure ? Pas même avec l’un de ses modèles, comme ses amis impressionnistes ? Non, il était peut-être homosexuel, en tout cas beaucoup le pensaient. Ou impuissant… Il était arrogant, insolent et désagréable ! Les gens disaient qu’il y avait deux Degas : celui qui bougonne et celui qui grogne. Il était tout bonnement insupportable. Il a toujours vécu seul, pas étonnant qu’il soit mort seul.



Après l’enterrement, Mary Cassatt rentre chez elle en pensant à tous ces commentaires. Elle se dit qu’on parlera toujours de ses danseuses adorées, de ses blanchisseuses, de ses modistes. Mais quelqu’un le connaissait-il vraiment ? Elle a besoin de savoir. Elle prend un volume dans sa bibliothèque et se plonge dans les carnets intimes du peintre. En 1852, 45 rue de Taibout à Paris, un jeune Edgar Degas a abordé Paul Valpinçon qui marche dans la rue, et il lui fait la leçon de manière véhémente, lui reprochant de refuser le tableau La baignade pour une exposition sur la carrière de Jean-Auguste-Dominique Ingres, allant jusqu’à l’insulter en le traitant de d’imbécile, de foi, d’idiot, de benêt, d’abruti, d’égoïste. Continuant sur sa lancée en le qualifiant de bourgeois arrogant, de personnage insignifiant, de crétin analphabète. Tout au long de ces invectives, Valpinçon a continué d’avancer et il s’arrête au 11 quai de la Seine pour sonner à la porte. Un homme lui ouvre, le reconnaît et lui demande quel bon vent l’amène. Edgar identifie Ingres au premier coup d’œil. Le riche bourgeois informe le peintre qu’il a changé d’avis et qu’il va lui prêter La baigneuse. Le jeune garçon explique à l’artiste qu’il veut devenir peintre. Ingres lui conseille de se consacrer corps et âme à la peinture, de vivre pour la peinture, d’en faire sa maîtresse, sa fiancée et son épouse.


Dès les premières pages, le lecteur constate que les auteurs savent de quoi ils parlent. Le scénariste a choisi de raconter l’histoire de l’artiste du point de vue de Mary Cassatt (1844-1926), artiste peintre et graveuse américaine ayant entretenu une longue relation professionnelle avec le peintre, et le dessinateur sait citer les toiles du maître, sans essayer de les singer. Le récit s’ouvre sur l’enterrement d’Edgar Degas, et sa collègue se plonge dans ses carnets intimes. Le dispositif narratif peut sembler téléphoné : dans la narration le scénariste s’en sert pour annoncer les questionnements qu’il va évoquer concernant ce peintre. Les remarques effectuées par les personnes assistant à l’enterrement constituent autant de facettes de la personnalité publique de Degas formant un portrait de l’individu. La deuxième scène indique que l’auteur va mettre en scène des moments de vie, avec la connaissance de son déroulement complet, le point de vue étant celui de sa collègue après la mort de Degas. Dès ces premières pages, la narration visuelle séduit le lecteur avec ces teintes comme apposées au crayon de couleur, des cases rectangulaires sans bordure tracée, un regard adulte sur les différents lieux, avec le comportement posé de cette dame âgée, en phase de deuil d’un ami cher qu’elle a côtoyé pendant des décennies.



Après les trois pages d’introduction, le récit reprend un ordre chronologique, à partir de 1852. En fonction de la nature des événements évoqués, les auteurs peuvent consacrer une scène à une date précise, ou bien évoquer des faits s’étant déroulés entre deux dates, ou encore une série de dates. Dans la première famille se trouvent par exemple l’année 1872 que Degas passe à la Nouvelle Orléans en Louisiane, l’année 1873 au cours de laquelle il développe l’idée d’un salon des Impressionnistes, le 15 avril 1874 pour la première exposition des Impressionnistes, les dates des sept expositions suivantes (30 mars 1876, 4 avril 1877, 10 avril 1879, 1er avril 1880, 2 avril 1881, 1er mars 1882), avril 1883 alors que Degas se rend au chevet de Manet, le 30 avril 1883 date de son décès. Dans la deuxième catégorie, ils vont développer des interactions et des faits avérés comme la fin des études scolaires de Degas, ses années d’apprentissage à l’atelier Lamothe, la première rencontre avec Édouard Manet (1832-1883), celle avec Berthe Morisot (1841-1895, artiste peintre, cofondatrice du mouvement des Impressionnistes), avec les autres impressionnistes, avec Mary Cassatt, les travaux préparatoires de la publication Le Jour et la Nuit, qui ne paraîtra jamais, plusieurs échanges au cours de sa relation avec Cassatt, etc.


Le lecteur se retrouve vite pris par cette reconstitution consistante et dense, tout en se demandant si ça s’est vraiment passé comme ça. Le dossier en fin d’ouvrage comporte plusieurs parties dont les titres sont les suivantes : Musique pour un menuet solitaire, Degas et Cassatt une énigme émotionnelle, le monde de Degas planche après planche, Un jeune homme en colère, Le masque de l’artiste, Inspiration américaine, Le ballet comme atelier, Un long adieu. Entre autres, le scénariste explicite ses partis pris : résister à la tentation d’accompagner les planches d’explication, et inclure dans ce cahier final toute une série d’informations complémentaires, de détails savoureux, de curiosités et d’anecdotes qui rendent plus agréable la lecture ou la relecture de cet album. Il apporte une précision sur la voix de monsieur Degas : ses carnets ainsi que plusieurs de ses lettres ont été conservés, tout comme une série d’anecdotes, de critiques et d’information sur sa manière de parler, de se comporter et de s’adresser à son entourage. Il a veillé à reproduire fidèlement son caractère, sa personnalité et son langage, reprenant mot pour mot ou en les adaptant, un grand nombre de ses répliques, affirmations, notes et réflexions. S’il n’est plus possible d’interviewer Edgar Degas lui-même, cette biographie colle au plus près de ce qui est connu de lui, tout en effectuant des choix pour réordonner quelques détails et se conformer à la pagination. À plusieurs reprises, le lecteur peut faire le lien avec la bande dessinée que les auteurs ont consacré à Claude Monet (1840-1926), et aux séquences relatives au Salon de peinture et de sculpture, souvent appelé juste Salon.



L’artiste a choisi de réaliser des dessins qui ne singent pas les tableaux de Degas (d’ailleurs, pas sûr qu’il soit possible de réaliser une bande dessinée avec ses tableaux), mais qui en respecte l’esprit. Pour autant, le lecteur peut identifier plusieurs reproductions de tableaux célèbres, de Degas bien sûr, mais aussi de Manet. En fonction de sa culture, il peut comparer un tableau ou un autre à l’original, et apprécier le talent du bédéiste. Il peut également être saisi par la manière dont il transcrit la puissance expressive de la sculpture La Petite Danseuse de quatorze ans (1879-1881), ou comment il détourne Le déjeuner sur l’herbe (1863) de Manet, sans les femmes, avec Degas et Manet allongés sur l’herbe dans la position des messieurs du tableau. La première caractéristique réside dans le fait que la narration visuelle est traitée comme une véritable bande dessinée, et non comme un texte illustré, même quand le scénariste a beaucoup d’informations à apporter. Efa impressionne par sa capacité à représenter dans le détail de nombreux éléments. Le lecteur peut prendre son temps pour examiner les costumes et les robes, les chapeaux féminins et masculins, et bien sûr la manière dont les messieurs taillent leur barbe et leu moustache. Il peut se projeter dans chaque lieu : devant le caveau de la famille de Gas, dans plusieurs rues de Paris, dans une salle de classe du lycée Louis-le-Grand, à l’atelier Lamothe, au café Guerbois, dans plusieurs salons où se tient une réception mondaine, à l’opéra, dans l’atelier de Degas, dans un grand parc parisien, dans un hippodrome, dans les coulisses de l’opéra, dans une maison close. Le dessinateur sait donner à voir les lieux représentés par le peintre, et ceux qu’il fréquentait. L’utilisation de crayons de couleur ou équivalent aboutit à un rendu différent de celui de la peinture, tout en respectant les atmosphères des toiles, le lecteur pouvant en comparer dans le dossier de fin.


Récréer la vie d’un être humain, sa trajectoire de vie, mettre en lumière sa personnalité tient de la gageure, d’une construction a posteriori, d’une interprétation pour mettre en concordance les faits et gestes publics et connus d’un individu et sa vie intérieure mystérieuse et connue de lui seul. Efa & Rubio permettent de faire connaissance avec un artiste peintre singulier, de le côtoyer, d’envisager ses motivations, ses états d’esprit, ses principes (en particulier l’importance qu’il donne à son Art et à sa pratique, aux dépens de sa vie sociale et amoureuse), dans des planches magnifiques, autant descriptives que gorgées de sensations, dans le contexte du mouvement impressionniste. Un coup de maître.



mercredi 17 avril 2024

L'héritage d'Emilie T01 Le domaine Hatcliff

Il faut bien enjoliver les contes.


Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre, en cinq tomes. Sa première édition date de 2002. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Dans la région du Connemara, en juillet 1801, deux voyageurs avancent à pied sur un chemin entre deux murets de pierre. L’un d’eux constate que le temps se gâte et qu’il va falloir trouver un abri. L’autre lui fait observer qu’il lui avait dit et qu’ils auraient dû rester à l’auberge. Où vont-ils échouer à présent ? Louis-André Bertin répond sèchement à Christopher Jenkins en lui demandant de cesser un peu de se plaindre. Bertin décide de couper à travers champ, car il a aperçu des habitations, ce qui incite son compagnon de route à objecter qu’avec ces satanés murs, c’est une course d’obstacles. La pluie commence à tomber, et les deux voyageurs atteignent un groupe de maisons en mauvais état. Ils se mettent à l’abri dans l’une d’elle et attendent que l’orage passe. Bertin décide qu’ils feront le tour de l’orage après. En sortant, ils constatent qu’il n’y a pas âme qui vivent. Ils reprennent leur chemin. La brume se lève, rendant le paysage fantomatique. Ils arrivent devant un groupe de monolithes dressés. Il y a des charpentes de navires avec des proues ornées de tête de dragon en bois, un casque à corne sur un piquet, ces crânes à la forme bizarre sur d’autres piquets. Bertin remarque une immense dalle reposant sur des menhirs dressés comme des piliers : il y voit une invitation.



Montmartre, en juillet 1923, dans un cabaret jouxtant le Moulin Rouge, le présentateur en habit de soirée annonce que le spectacle se termine, mais la nuit est bien jeune, et il souhaite aux clients de l’achever aussi gaiement qu’elle a commencé. Il sort dans les coulisses, et les danseuses les seins à l’air dans leur minuscule costume de scène passent devant lui pour regagner leur loge. Émilie, dite Lili, est épuisée et elle va se démaquiller et se changer dans la loge qu’elle partage avec Betty, cette dernière se débarrassant avec délice de son fond de teint. Un vieil homme racle sa gorge pour se faire remarquer : il est confortablement installé dans un fauteuil et il ne perd pas une miette du spectacle des deux jeunes femmes en train de se changer. Émilie s’offusque de sa présence. Il explique qu’il est là en tant qu’amateur d’art, et même un amateur éclairé, il est venu pour les féliciter. Il continue : avec un peu d’aide Émilie pourrait allait loin, et il a de nombreuses relations, mais il faudrait d’abord qu’il puisse mieux juger de ses talents. Émilie met le voyeur dehors, sans ménagement. Betty estime qu’elle a eu tort, et que monsieur Ménard le propriétaire va la convoquer pour lui passer un savon. En effet, elle est convoquée quelques minutes après et elle est renvoyée. 


Des couleurs douces qui atténuent l’impression de danger ou de risque, et même la dureté virile de Louis-André Bertin, le caractère macabre des crânes, ou même le voyeurisme du vieux pervers reluquant les jeunes danseuses dans leur loge, neutralisant l’érotisme de ces corps dénudés. Le lecteur se fait vite à cette narration visuelle prévenante, descriptive, se tenant à l’écart du sensationnalisme et de la violence explicite, du racolage sous toutes ses formes. C’est un pari risqué car de prime abord, le lecteur peut trouver la narration fade, pas insipide au vu de ce qui est montré et des situations, mais un peu plate et banale. En outre, la bédéiste utilise une structure narrative très classique : une courte scène introductive de cinq pages en Irlande, dans le passé, puis le temps du présent du récit en 1923, et le courrier du notaire qui met l’héroïne en mouvement, juste au bon moment comme elle vient de perdre son emploi, et un retour dans le passé en 1801 pour savoir ce qu’il est advenu de Bertin & Jenkins, et enfin un retour au temps présent. De manière tout aussi classique, la jeune héroïne bénéficie d’une avance d’argent du notaire sans contrepartie pour pouvoir réaliser son voyage alors qu’elle est sans le sou, et elle rencontre des personnes qui lui en racontent juste un peu trop pour qu’elle reste curieuse de découvrir et d’aller de l’avant, sans que sa méfiance ne soit nullement éveillée. En parallèle, le lecteur devient le témoin de courtes scènes montrant des individus ourdir de mystérieuses machinations au centre desquelles se trouve Émilie, totalement inconsciente. Pourtant…



Pourtant le charme opère dès la première page. Il tient à deux caractéristiques. La première réside dans le niveau d’investissement de l’artiste pour montrer les choses, paysages, personnages, accessoires. Une promenade sur la lande irlandaise : rien de bien original. Sauf que l’effet produit et l’effet ressenti ne sont pas un simple intérêt poli, ou une curiosité étouffée. Certes les dessins sont un peu propres sur eux et dépourvues d’agressivité. Le lecteur regarde Bertin & Jenkins avancer vers lui sur un chemin boueux, avec des bottes ou des chausses parfaitement propres, aucune marque de boue ou d’usure de leur vêtement. Dans le même temps, le paysage est magnifique : la mosaïque formée par les murets en pierre, les étendues vertes, les monts en arrière-plan, le ciel nuageux à la luminosité changeante. Il ne manque pas une seule pierre aux murets, elles sont toutes de forme différente, et le lecteur peut voir qu’elles ont été posées les unes sur les autres, comme les véritables murets. Le tissu des vêtements des deux voyageurs ne semble pas vraiment détrempé par la pluie, mais les deux hommes les ont ajustés en conséquence, en particulier Jenkins a mis son écharpe sur sa tête. La mise en scène de la découverte peut prêter à sourire par son caractère un peu naïf, à la fois dans la disposition artificielle des structures de navire, à la fois par des pierres un peu trop droites ; et dans le même temps, l’ambiance fonctionne parfaitement avec la brume verdâtre, la luminosité changeante qui laisse percer un rayon de soleil de manière erratique, ou encore le comportement à la fois curieux et inquiet des voyageurs.


S’étant adapté aux caractéristiques du mode de représentation de l’artiste, le lecteur n’en apprécie que mieux la découverte de la façade du Moulin Rouge, et l’intérieur de la salle du cabaret dans la même page. Dans la première case de la largeur de la page, l’artiste montre le célèbre moulin avec ses ailes et l’immeuble parisien caractéristique à sa gauche, ainsi que l’avenue, les badauds, deux voitures d’époque, un cycliste, une dame qui attend négligemment appuyée contre un réverbère, un clochard assis par terre adossé à un mur. Le niveau de détails est encore plus impressionnant dans la case du dessous, également de la largeur de la page : le maître de cérémonie en redingote, les six danseuses dénudées avec leurs bas résille, leur long collier de perle, et leur coiffe ornée d’une plume, les deux personnes au bar, la quinzaine de clients assis à table, le modèle des chaises, celui des lampes sur les tables, les tentures. Les formes sont détourées avec un trait de contour fin, délicat et assuré, les couleurs sont douces et naturalistes tout en faisant ressortir chaque forme par rapport à celles qui les jouxtent, les personnages sont expressifs et individualisés, représentés sans maniérisme. Dans la page suivante la loge regorge des accessoires d’époque du métier. Le lecteur remarque la grande bassine pour que Betty puisse faire ses ablutions, le nœud du collier de perles pour qu’il suive les mouvements des danseuses sans risquer de tomber, etc.



Tout du long de ce premier tome, le lecteur se régale ainsi de la richesse discrète des descriptions visuelles : une rue de Montmartre de nuit avec le Sacré-Cœur en fond, la perspective de la cage d’escalier en contreplongée, Émilie assise sur le toit de son immeuble parisien regardant le lever de soleil, l’accumulation de documents divers et variés sur les étagères du notaire, la promenade dans les allées ensoleillées du jardin du Luxembourg, le treillis de poutrelles métalliques de la verrière au-dessus des quais d’une grande gare parisienne, une magnifique réception en costume d’époque dans le château de Lord John Hatcliff, les magnifiques jardins de son château avec ses pièces d’eau et même un poisson sautant hors de l’eau, une nuit dans un campement de roulottes dans la campagne irlandaise, une fête nocturne au son d’un violon dans une forêt irlandaise. La narration visuelle fait sentir son effet en douceur : transporter le lecteur ailleurs et à une autre époque, donner la sensation de se trouver dans ses lieux et d’être le témoin privilégié de ces moments.


La jeune Émilie a décidé de se rendre en Irlande pour juger elle-même de la nature du château et du domaine dont elle hérite. Le lecteur ressent une fibre romantique dans cette aventure, une jeune femme pauvre vouée à une vie de danseuse dans un cabaret et d’abus, voyant sa vie transformée par un héritage important, avec la conviction que tout se passera bien, sentiment conforté par cette narration douce. La scène d’introduction et quelques remarques en passant permettent au lecteur de se faire une idée du genre littéraire et des conventions auxquelles il peut s’attendre, et il se trouve vite conforté dans ses suppositions. Dans le même temps, le récit évite la naïveté. Pour commencer, l’autrice se montre discrètement facétieuse : Émilie qui écrase sa cigarette dans le café de sa logeuse dans son dos mais sous le regard de son matou, John Hatcliff évoquant quelques ennemis dont sa générosité fit très vite la conquête, la fille de salle d’une taverne qui se sert en whisky dans la réserve du patron, une bohémienne qui explique à Émilie qu’il faut bien enjoliver les contes. Ces éléments participent à montrer qu’il ne faut pas confondre gentillesse avec faiblesse, ou naïveté. L’autrice évoque la condition féminine au travers de ce que doit accepter Émilie en tant que danseuse, Louis-André Bertin se conduit en pilleur de tombe à la première occasion, la bonne société accepte John Hatcliff parce qu’il a de l’argent dont ils peuvent profiter, Émilie est manipulée par différentes personnes qui comptent bien profiter de son héritage d’une manière ou d’une autre.


Tout commence en douceur, sur un ton et une trame très classique, presque à l’ancienne, fleurant bon la littérature du dix-neuvième siècle. Immédiatement conquis par la douceur de la narration, le lecteur s’installe confortablement, et savoure tranquillement des visuels soignés, tout en anticipant sans difficultés les avancées de l’intrigue. Progressivement, il prend conscience que l’innocuité de la narration n’est qu’apparence de surface, et que l’autrice raconte une histoire adulte, sans agressivité et sans naïveté. Envoûtant.



mardi 16 avril 2024

Pensées profondes

Non est le point de départ d’un chemin rempli d’opportunités.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Anne-Laure Reboul pour le scénario, et par Régis Penet pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-dix-neuf pages de bande dessinée.


Préambule : Louise écrit dans son journal. Elle a un quart de siècle aujourd’hui et un immense élan de gratitude envers la vie. Si elle doit établir un bilan, à vingt-cinq ans, elle a un emploi stable, une amie fidèle et fantasque et un compagnon amoureux comme au premier jour. Certes elle ne nie pas que l’on peut toujours s’améliorer. Il ne s’agit pas de se reposer sur ses lauriers : ce serait verser dans la paresse ou l’orgueil, et elle ne veut ni l’un ni l’autre. Non, elle doit tendre vers le meilleur tout en restant une belle personne. Par exemple, ce travail à la mairie, il faut avouer qu’elle s’y encroûte un peu. Ne serait-elle pas plus utile si elle mettait ses qualités professionnelles au service d’une boîte de com, par exemple ? C’est comme Rozanne. Elle l’adore, mais il faut bien convenir que ça ne vole pas très haut. Elle écrit ces lignes avec beaucoup d’amour. Mais elle est consciente de ses limites et s’ouvrir à d’autres cercles que son groupe d’alcooliques altermondialistes (à leur âge, c’est ridicule) contribuerait à l’élever un peu plus. Ils ne sentent pas toujours très bon. En vérité, pourquoi devrait-elle perdre son temps avec ces révolutionnaires d’arrière-cuisine ? Qu’est-ce qui l’oblige à écouter leurs diatribes incohérentes et leurs petits trucs et astuces pour conserver le RSA ? C’est tellement petit ! Et en parlant de petitesse, c’est la transition parfaite pour faire un état des lieux sur sa vie de couple. Petitesse des conversations ! Petitesse des repas dans la belle-famille ! Petitesse de leur appartement si pratique et si laid, il ne faut pas avoir peur des mots ! Petitesse de leurs aspirations communes, qui se limitent à décider où l’on va diner ce soir ! Elle a vingt-cinq ans aujourd’hui, et, pour des questions de survie, elle doit s’extirper de cette existence de nul ! Allez, en selle, Louise ! Aujourd’hui c’est le premier jour du reste de sa vie 



Rester bons amis : Louise et son amoureux transi sortent du restaurant où ils ont dîné, et ils rentrent à pied vers son immeuble. Dans son for intérieur, elle s’admoneste : échec cuisant, très chère. Elle se parle à elle-même : elle avait pourtant tout bien préparé, et ce, depuis des jours. Mais non, la lâcheté a pris les rênes de la conversations (d’un ennui, d’un ennui !) de l’entrée jusqu’au digestif. Mille fois, elle aurait eu l’occasion d’annoncer la fin de cette histoire, et mille fois, elle a préféré se taire. À ce train-là, elle va finir par porter ses enfants. Cette perspective est-elle envisageable ? Non. Il faut qu’elle se décide à agir. L‘amoureux interrompt ses pensées en lui disant qu’il a bien remarqué son air et qu’il est sûr qu’elle pense à Véronique du service urbanisme. Elle lui répond qu’il la connaît bien, et elle repart dans son monologue intérieur en se morigénant d’être aussi nulle.


D’un côté un titre évoquant une forme de réflexion sur soi, de l’autre un dessin avec des annotations plutôt sur le ton de la dérision. En quatrième de couverture, un dessin de Louise perdue dans ses pensées profondes, entourée de termes évoquant les différentes formes de pression auxquelles elle est soumise : sororité douloureuse, victime de l’univers, conquête du monde, belle personne, ambition dévorante, surmoi tyrannique, injonctions sociétales, plans machiavéliques, échecs retentissants, stratégie bienveillante, affirmation de soi. Le préambule de deux pages montre Louise en train d’écrire dans son journal, d’abord allongée sur le lit, puis assise à une table. Le lecteur la voit commencer sereine, puis s’échauffer au fur et à mesure qu’elle devient plus critique envers elle-même, ou qu’elle aborde des sujets qui l’énervent. Pour enfin arborer un air résolu : c’est le premier jour du reste de sa vie. L’ouvrage se compose ensuite de cinq chapitres et d’un épilogue. Dans le premier, le lecteur peut voir Louise faire tout ce qu’elle peut, surtout dans sa tête, pour rompre avec son amoureux, transi et stupide comme le précise la couverture. Puis elle plonge dans les affres de l’angoisse parce qu’elle a menti sur ses toutes les lignes dans un curriculum pour répondre à une offre d’emploi. Ensuite elle se retrouve dans des toilettes nauséabondes alors qu’elle essaye de faire bonne impression dans une soirée chez un potentiel employeur très influent. Elle se retrouve après à voyager dans un bus avec une très grosse dame qui s’assoit à côté d’elle. Et enfin, elle savoure sa liberté reconquise avec le pouvoir de dire non.



De prime abord, les dessins présentent une forme épurée, très facile à saisir par l’œil, avec une légère touche féminine dans la délicatesse des personnages, et une discrète influence manga très bien assimilée dans les visages, avec l’œil un peu plus grand. Le lecteur remarque rapidement que le dessinateur se plaît à ne pas dessiner la bouche de Louise. Cela fait sens : ce choix donne plus d’importance à son flux de pensée, en soulignant le fait qu’elle n’exprime pas à haute voix ce flux de doutes et de réflexions. Il est impossible de résister aux mimiques de Louise, qui, elles aussi, traduisent plus son état d’esprit qu’elles ne sont descriptives de la réalité physique de ses expressions de visage. Cela vient encore renforcer le ressenti de l’héroïne par comparaison avec les visages des autres personnages, qui restent dans une gamme d’expression modérée. L’artiste utilise une direction d’acteurs qui reste dans un registre naturel pour les mouvements et les postures, sans caricature comique, même quand Louise se retrouve dans des toilettes empuanties et qu’elle ne veut, pour rien au monde, être rendue responsable de ces effluves nauséabonds dont elle n’est pas à l’origine. Il sait donner une forme spécifique à chaque tenue vestimentaire en quelques lignes élégantes : le manteau clair de Louise et celui foncé de son amoureux avec des coupes bien distinctes, un sweatshirt avec une écharpe bariolée (même si la mise en couleurs se limite à la bichromie) pour Rozanne, le short et le long teeshirt de Louise devant son ordinateur chez elle, sa belle petite robe pour la soirée, la tenue décontractée de hôte, son sweatshirt noir et pantalon noir pour se rendre à entretien, son élégant tailleur pour promouvoir son livre, etc.


Le lecteur remarque que l’artiste représente avec la même précision légère les différents décors : la façade d’un restaurant, une rue avec ses immeubles, une terrasse de café, le bureau de Louise, sa voiture, la maison de son hôte, sa salle à manger et bien sûr ses toilettes, l’intérieur d’un bus, ou encore la salle de bain de l’appartement de Louise. Il note, ici et là, quelques accessoires du quotidien : le panneau des boutons de la cabine de l’ascenseur, la table de chevet avec ses pieds incurvés, le plan de travail de la cuisine de Louise, le panier en osier dans la salle de bain de son hôte, les barres de maintien dans le bus, ou encore le meuble de salle de bain de Louise dans lequel elle range tous ses produits. D’une certaine manière, Louise présente la nudité de son esprit au lecteur : son flux de pensées, sans filtre ni fard, ses pensées plutôt intimes que profondes, ou alors profondes dans le sens où elles proviennent des profondeurs de sa personnalité. Il découvre également la nudité de son corps dans la première histoire lors d’une relation sexuelle avec son stupide amoureux transi et dans la dernière histoire alors qu’elle prend un bain. Ces représentations ne génèrent pas de ressenti érotique, dans la mesure où son corps est représenté avec des traits de contour rapide, sans s’appesantir sur ses organes sexuels, quasiment chastement.



Le lecteur prend immédiatement Louise en sympathie, avec une petite pointe de pitié, parce qu’elle ne sait pas dire non, ou plutôt elle ne parvient pas à exprimer son désaccord, et même plus simplement sa volonté. Elle se met toute seule dans une situation intenable en ne parvenant pas à dire à son amoureux qu’elle souhaite le quitter. Pour se faire pardonner à l’avance de la souffrance qu’elle va lui occasionner, elle décide de lui offrir une partie de jambe en l’air mémorable, allant même jusqu’à lui demander d’entrer par la petite porte. Elle se laisse convaincre par sa meilleure amie de mentir effrontément sur son curriculum vitae en se vantant de compétences dont elle n’a pas le moindre début (spécialiste de l’art persan du Xe siècle, parlant couramment le mandarin). Elle se retrouve acculée dans les toilettes empuanties de la propriété d’un potentiel employeur. Sa voisine de bus est persuadée que Louise souffre d’incontinence urinaire. Pour couronner le tout, elle finit par accepter la présence de squatteurs envahissants dans son propre appartement, faute de n’avoir pas su dire non, ou au moins imposer des limites.


Le lecteur ressent une forte empathie pour cette jeune femme voulant bien faire, ne souhaitant pas faire du mal à autrui, tout en étant conscience de ses propres limites, de la médiocrité moyenne de sa vie. En même temps, il ne parvient pas à la plaindre car dans le préambule, elle brosse un portrait très positif de sa situation : emploi stable, amie fidèle, compagnon très amoureux, et un appartement confortable. Il se reconnaît bien en elle quand elle s’empêtre dans des raisonnements alambiqués qui la conduise à l’autodénigrement, à se conduire en dépit du bon sens, à rendre une situation désagréable de plus en plus humiliante pour elle et pour son amour propre. Il identifie bien ce sentiment très particulier : avoir conscience de sa propre gêne, et la sensation que chaque effort, chaque action pour s’en défaire ne fait qu’aggraver la situation.


Les auteurs donnent accès aux pensées profondes d’une jeune femme ayant tout pour être heureuse, sauf la confiance en elle, et le recul nécessaire pour éviter de s’enfoncer toute seule. Le lecteur se trouve immédiatement séduit par les dessins fluides et faciles d’accès, par l’intimité avec Louise à la fois émotionnelle et physique. Il compatit de tout cœur, partagé entre un vague sentiment de supériorité sur cette jeune femme qui se fait des nœuds au cerveau, et celui d’être lui aussi passé par ces pensées profondes qui participent à rendre la situation plus humiliante. Trop navrant, trop vrai.