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mardi 11 mars 2025

Requiem - Tome 10: Bain de sang

Fais ce qu’il voudra sera le tout de la loi !


Ce tome fait suite à Requiem - Tome 09: La cité des pirates (2009) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l’intrigue. Sa première édition date de 2011. Il a été réalisé par Pat Mills pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-sept pages de bande dessinée. Il se termine avec dossier de neuf pages, intitulé Les arcanes du Hellfire Club, comprenant des esquisses, des recherches préparatoires, des dessins inédits, avec une page qui se déplie pour découvrir trois créatures démoniaques côte à côte.


À Hiroshima, le quatorze septembre 1945, un soldat japonais contemple les ruines de la ville dévastée par l’explosion de la bombe atomique. En son for intérieur, il adresse une question aux morts : y a-t-il quelque chose qui apaiserait leurs âmes ? Oui, il doit trouver les ceux qui ont fait cela et les tuer, les tailler en pièces. Il va entonner un requiem aux âmes des morts. Alors seulement ils pourront sourire et reposer en paix. Trois américains arrivent sur les lieux en pousse-pousse, deux civils et un gradé militaire. Le politicien remarque que c’est comme si un rouleau compresseur géant avait tout broyé et éradiqué. Le général répond qu’ils avaient d’abord choisi Kyoto, mais le secrétaire de la défense y a mis son veto car il y avait passé sa lune de miel. Il ajoute : personne ne part en lune de miel à Hiroshima. Ils continuent leur progression jusqu’à arriver l’épicentre de l’explosion, le dôme de Genbaku. Le soldat japonais les attend, katana en main. Il leur annonce que son empereur est mort, qu’il a renoncé à sa divinité comme un chien pouilleux, qu’il est mort le jour où il s’est rendu. Il leur demande qui est responsable tout ça, en désignant les ruines. Le sénateur et le scientifique expliquent qu’ils ne sont pas responsables, et le général désigne le soldat japonais comme étant responsable. Il s’en suit un massacre.



Au-dessus du havre noir de Nécropolis, la bataille aérienne fait rage. Le vampire Dragon avec Tengu sur ses épaules, est engagé dans un duel à l’épée, contre Thurim. Alors qu’ils se livrent à des passes d’arme, Tengu n’a de cesse de lancer des piques méprisantes à Requiem, et d’aiguillonner Dragon de ses conseils. Il estime que Requiem, ce répugnant suceur de sang, déverse ses insultes sur lui Tengu comme la mousson s’abattant sur la bataille de Kitakyushotoko. Il intime à Dragon de fondre sur Requiem comme les impitoyables neiges de l’hiver sur Kammuri-Yami ! De le détruire comme la vague d’Hokusai a détruit Fukuoko ! Car celui qui insulte son sensei, l’insulte lui aussi. Il continue en lui ordonnant de se servir de la fente du scorpion dressé que lui Tengu a parfaite à la bataille de Honshu, où il a tué des milliers de guerriers au point de pouvoir atteindre la Lune en escaladant la pile de leurs cadavres ! Les duellistes se figent momentanément alors que retentit le nom Tengu : Cryptus est arrivé sur place et a crié le nom de son ennemi. L’affrontement prend une autre dimension.


Comme pour chaque tome, il faut un petit temps d’adaptation au lecteur pour se mettre en phase avec la narration, avec les idiosyncrasies du scénariste, avec les visuels hors norme de l’artiste. Comme il est d’habitude, le tome s’ouvre avec un retour en arrière avec un conflit militaire, en l’occurrence les ruines d’Hiroshima, peu de temps après l’explosion de la bombe nucléaire Little Boy le six août 1945. Le lecteur distrait peut se trouver déconcerté par le constat un peu grandiloquent et romanesque du soldat japonais, par l’attitude un peu théâtrale du politicien, du scientifique et du militaire, par l’absence de toute précaution vis-à-vis des radiations, le caractère outré de la séquence. Il se rappelle qu’il s’agit d’une caractéristique forte de l’écriture de Pat Mills : la théâtralité artificielle, l’exagération des situations et l’exacerbation des émotions. Cette façon de raconter fait ressortir avec force l’horreur de ces situations de guerre. À travers le personnage, le scénariste condamne sans appel chaque individu qui a contribué au processus qui a abouti à la conception, à la fabrication et au lâcher de cette bombe. Par la suite, il cite nominativement Robert Oppenheimer (1904-1967), Harry S. Truman (1884-1972, président des États-Unis) et Paul Tibbets (1915-2007, pilote du bombardier Enola Gay). L’anecdote relative à la lune de miel présente un degré élevé de plausibilité historique, la décision étant attribuée à Henry L. Stimson (1867-1950), secrétaire à la Guerre.



Le scénariste établit ainsi une position anti-guerre franche jusqu’à en être brutale, présentant l’obscénité de mettre fin à la vie humaine, de tant de civils à Hiroshima (plus de deux cent mille avec une seule bombe), puis après dans les rodomontades de Tengu se vantant des massacres qu’il a perpétrés aux batailles de Shen-Ten-Rai, Honshu, etc. Dans le contexte du récit, le lecteur éprouve une saine révulsion dirigée contre ce boucher fanfaronnant d’avoir tué autant d’êtres humains. Dans la dynamique de ce dispositif narratif, chaque combat apparaît comme un acte barbare, en cohérence également avec le fait que le récit se déroule sur le monde de Résurrection, un monde où tout est inversé, les valeurs morales comme le reste. D’ailleurs un personnage (la Bête) le rappelle à un de ses soldats en lui disant que La trahison est une vertu, à moins qu’il n’ait échappé au soldat qu’il soit en enfer. Cette narration outrée s’accompagne d’un humour noir mêlant grotesque et absurde. C’est ainsi que le lecteur peut voir Requiem et Dragon interrompre le duel entre Tengu et Cryptus, car il est temps de leur donner leur biberon, et qu’ils fassent leur sieste.


Sur le plan de l’humour, retrouver les goules constitue un plaisir de choix : leur mode d’expression à base d’euphémismes et de néologismes hypocrites donne lieu à des échanges dépassant les pires discours, tout en faisant apparaître leur artificialité. Ainsi : Son trouble frénétique nerveux interfère avec notre grand projet entrepreneurial équitable qui demeure la désaliénation de la salle du trésor avec confiscation des actifs comptables et redistribution entre associés en extermination… pour dire que leur cheffe assouvit une vengeance personnelle plutôt que de penser au trésor. Sous réserve d’être sensible à cette forme d’humour outré allant jusqu’à l’absurde, le lecteur pourra savourer la haute opinion que Dame Mitra entretient sur sa séduction physique, la manière dont elle dévore Zarkov, ou encore la jouissance que tire Elizabeth Bathory de sa capacité de régénération, le premier degré littéral attaché à la puissance sonore du Heavy Metal et à son imagerie violente, et encore la déclinaison dégénérée du mythe arthurien, uniquement protégé par la déformation des noms (Lonava pour Avalon, Nilrem pour Merlin, Tolecnal pour Lancelot et Ruthra pour Arthur) ce qui n’empêche pas qu’ils prennent cher.


L’artiste se trouve totalement en phase avec ces formes d’humour très particulières qui ne peuvent pas être au goût de tout le monde. Il y a bien sûr la demi-douzaine de pages avec les références au Metal : les mentions de Salyer, Motörhead et Napalm Death, l’imagerie Cuir & Clous, et la tête de Snaggletooth (Warpig) reprenant le visuel de Joe Petagno pour la pochette de Inferno (2004). Il s’amuse aussi bien avec Tengu et Mortis quand Dragon et Requiem leur font faire leur rototo après le biberon, qu’avec la silhouette exubérante de Dame Mitra, ou encore l’extension de l’intérieur de sa bouche vers l’extérieure avec plusieurs anneau de dents, la taille de hache (Sláine, une autre création de Pat Mills, serait jaloux) maniée par Elizabeth Bathory dans le plus simple appareil (c’est une vraie rousse), et sire Tolecnal défaisant sa braguette pour offrir une pluie d’or afin d’éveiller Ruthra, l’ex et futur roi (Nilrem le détrompe immédiatement sur la nature de la pluie d’or attendue).



Et bien sûr, la démesure visuelle balaye tout sur son passage !!! Olivier Ledroit s’investit totalement dans chaque page, sa construction souvent en double page, les détails partout, la richesse des environnements et des costumes, l’exagération en cohérence avec la nature du récit, avec Résurrection, avec les personnages. Le lecteur est venu en prendre plein les yeux, et il est à nouveau servi au-delà de toute espérance (y compris les plus folles), l’horizon d’atteinte étant une fois encore pulvérisé. Comme pour l’écriture du scénariste, un temps d’adaptation peut s’avérer nécessaire. Les planches et les cases apparaissent très chargées, les scènes sont régulièrement pensées comme un tableau exposé sur une double page, avec des cases en inserts pour raconter. Une festin graphique : la ville en ruines d’Hiroshima baignant dans une lumière entre gris et marron à se pendre, le sang qui gicle sous l’action d’un décolletage au katana, la vue du ciel démentielle de Nécropolis dans une lumière rouge incandescente avec les innombrables vaisseaux aériens, la composition en double page avec Dragon et Requiem se jetant l’un sur l’autre, les nombreux cercles de dents dans la bouche de Dame Mitra, la munificence gothique de la décoration des portes de la salle au trésor, Elizabeth Bathory dans son bain de sang de vierges, les métalleux en armures hérissées de pointes, la réinterprétation très personnelle des chevaliers de la table ronde et de Camelot, etc. C’est un festin graphique, une orgie oculaire !!!


Ha oui… au milieu de tout ça, les auteurs poursuivent l’intrigue, avec moults affrontements, mythologies dégénérées, géopolitique et intérêts économiques plus vrais que nature, violence et vices encore en-dessous de la vérité, horreur de la noirceur de l’âme humaine dans toute sa nudité.


Se plonger dans un tome de Requiem nécessite un temps d’adaptation tellement la narration foisonne intensément, et que les auteurs font preuve d’une inventivité aussi personnelle que sans concession. Sous cette réserve, le lecteur plonge, s’immerge et ressent par tous les pores de son être, un jeu de massacre aussi terrifiant et dantesque que baroque, démesuré et profondément indigné, en colère même, contre toute forme de cruauté perpétrée contre des êtres humains, à commencer par la guerre et ses mécanismes de déresponsabilisation. Énorme et monstrueux.



samedi 8 mars 2025

Léonard T54 Debout, génie !

C’est ça le génie, disciple : 1% d’inspiration, 99% de transpiration !


Ce tome fait suite à Léonard T53 Un amour de génie (2022), qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant, mais ce serait idiot de se priver. Sa première édition date de 2023. Les gags ont été écrits par Zidrou (Benoit Drousie), dessinés et encrés par Turk (Philippe Liégeois) et mis en couleurs par Kaël. Il contient vingt-et-un gags d'une à cinq pages. Il s’ouvre avec une présentation des principaux personnages : Léonard le génie, Basile le disciple, Raoul Chatigré, Bernadette, Yorick, Mathurine, en commençant par la petite dernière Mozzarella. La première édition a bénéficié d’une jaquette portant un autre titre : Léonard 77, Génies de 7 à 77 ans, à l’occasion des 77 ans des éditions du Lombard. Elle comprend un gag supplémentaire en deux pages dans son verso.


Génie opère, une page. Deux femmes toquent à la porte de l’atelier de Léonard. Elles se présentent : elles sont des inspectrices de la SPA, la Société Protectrice des Animaux. En son for intérieur le génie se dit qu’il le sait bien puisqu’il l’a inventée dans l’album 87 : Le génie et l’ingénue. Elles continuent avec véhémence : une plainte a été déposée contre lui, il paraît qu’il testerait des inventions sur des animaux vivants. Léonard s’en défend vivement : il n’a jamais eu recours à la vivisection, jamais ! Pour le prouver, il les invite à passer dans son laboratoire. Il leur demande de ne pas faire attention à son imbécile de disciple : Basile est en train de tester son nouveau modèle de chaise électrique écoresponsable fonctionnant aux énergies renouvelables que lui, Léonard, est en train de mettre au point. Après avoir regardé dans tous les recoins, les deux inspectrices de la SPA repartent satisfaites, pleinement rassurées.



Ravi au lit, quatre pages. Léonard arrive en hurlant dans la chambre de Basile pour le réveiller d’un coup, la porte ne résistant pas à cet élan. Il se trouve arrêté net en voyant son disciple déjà debout, dans sa chemise de nuit rose. Basile a le visage marqué par d’énormes cernes, il explique qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit afin d’ôter le plaisir sadique à Léonard, de le réveiller en sursaut. Le génie reformule pour être bien sûr : Basile n’a pas dormi de toute la nuit uniquement pour qu’il ne le réveille pas ? Du coup, il lui demande ce qu’il y a gagné… ce qui laisse le disciple sans voix. Léonard lui intime de l’accompagner pour tester la tronçonneuse volante qu’il est en train de mettre au point. Discrètement, Raoul Chatigré va se recoucher, car s’il n’a pas ses vingt heures de sommeil par jour, il n’est bon à rien. En fait, Léonard a mis au point un nouveau somnifère ; en entendant ça, Basile prend un tromblon dans la barbe de son maître et le décharge dans sa tête pour mieux ses réveiller. Cousu de fil bleu, trois pages. Léonard déboule dans la salle à manger avec une pile de pantalons pour Basile, Mozzarella, Mathurine et Raoul. Il vient d’inventer le Jean et il leur demande d’enfiler chacun le leur. Mathurine et Basile demandent s’ils doivent vraiment le faire devant des milliards de lecteurs… et de lectrices.


Quel plaisir ineffable que de retrouver le tyrannique génie, le souffre-douleur disciple, le chat et la souris, le crâne, la petite demoiselle dynamique et la maîtresse de maison, sous le crayon toujours aussi impeccable et soigné de Turk. Comme depuis le début de sa reprise de la série, Zidrou indique, ici dès le premier gag, que le ressort comique de la violence perpétrée à l’encontre du disciple reste de mise, quelle que soit l’interprétation orientée qui pourrait en être faite. Ainsi le lecteur allergique à cette violence utilisée à des fins comiques peut passer son chemin. Bien sûr, Basile Landouye se blesse gravement en servant à la science (et c’est sa joie), de sa mise en danger jusqu’à des blessures mortelles, et il est entendu que le degré d’exagération évite tout forme d’incompréhension, ce n’est pas un exemple à suivre. Avec un peu de recul, cette caractéristique peut apparaître outrée (et c’est sciemment fait pour) : dès le premier gag, le pauvre homme est carbonisé sur une chaise électrique écoresponsable fonctionnant aux énergies renouvelables. Dans la seconde histoire, il se sert lui-même du tromblon de Léonard pour se faire griller et trouer la tête. La mise en images suscite deux réactions chez le lecteur : de l’amusement devant l’air déconfit du disciple et l’état dans lequel il se trouve, sans compter sa tête carbonisée et trouée comme une passoire, et une empathie pour ce disciple toujours (Euh, non… souvent) prêt à rendre service, se dévouant corps et âme.



L’art consommé de l’expressivité des personnages et la direction d’acteurs de Turk font mouche à chaque fois. Le lecteur se sent impliqué, touché, ému par leurs réactions. Les sourires béats de Basile, ses phases de léthargie, et ses phases d’hyperactivité, son air benêt, sa contrariété quand il trinque pour les facéties de Mozzarella, sa consternation, son air imbu de lui-même (un festival à l’occasion de l’invention du football féminin), et même parfois son admiration pour le génie de son maître. Léonard impressionne à chaque fois par son air d’autorité, son assurance, et son inébranlable confiance en lui. Une silhouette comique : sa grande robe violette, sa longue barbe qui lui descend jusqu’aux pieds, et se chaussures informes, sans oublier son galurin et son gros nez. Le lecteur ressent cette forme d’admiration envers lui, et de respect instinctif, tout en voyant bien ses traits de caractère moins agréable : son impulsivité, sa mesquinerie, son hyperactivité, son exigence, son absence d’empathie et son inflexibilité se manifestant par des accès de colère contre son disciple. Dans le même temps, le lecteur ressent une forte empathie envers lui, du fait de l’expressivité de son visage qui donne l’impression de l’absence de filtre, comme chez un enfant. Par petites touches, la direction d’acteur étoffe également Mathurine Montorchon de la Serpillière, pourtant une carricature basique de la femme d’intérieure, bonne à tout faire. Par sa gestuelle et ses moments de désaccords, elle devient une professionnelle compétente imposante dans son maillot de foot, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds par le petit tyran que peut être Léonard, qui sait pointer du doigt les enfantillages de Basile, et qui prend soin de la petite Mozzarella. Cette dernière apparaît pleine de vie et enjouée, courant partout, parfois difficile à contenir (décidément, il y a une épidémie d’hyperactivité).


Les inventions et les gags de ce recueil se suivent sans thématique précise. En revanche, le scénariste joue avec cette idée d’album numéroté 77 à l’occasion de l’anniversaire des éditions du Lombard. Comme il est de coutume, il fait référence à des inventions que Léonard a déjà inventées dans des albums précédents… et dans des albums à venir dans le futur, portant un numéro après cinquante-quatre. Par exemple : le fromage à tartiner (lire l’album 67 Génie sans bouillir), le distributeur de pizzas (lire l’album 61 Les génies se cachent pour mourir), le métro aérien (lire l’album 70 Le génie et l’ingénue). Sur la quatrième de couverture de la jaquette, le lecteur peut également découvrir la liste de tous les albums de la série, avec le titre des albums 55 à 77. Il apprécie le souci du détail du scénariste, car le titre de l’album 55 est conforme à celui-ci paru un an plus tard. Sur les vingt-et-uns gags, une peu plus de la moitié comprend une invention, celles-ci vont du jean au football féminin, en passant par un sérum de super-soldat, les devoirs à la maison, la numérologie (avec un jugement de valeur qui ne laisse pas la place au doute sur son efficacité comme outil de manipulation d’autrui), le futon, jusqu’au smartphone (bien pratique pour occuper une enfant hyperactive). Zidrou a également conservé la tradition du jeu de mots dans le titre des histoires comme : Génie opère, Ravi au lit, Roupille de sansonnet, Garçon l’addiction, ou encore Les robots tiquent. Le dessinateur marque chaque fin de gag par un instantané de Raoul Chatigré se livrant à une activité. Ce soin apporté à chaque détail en dit long sur l’investissement de ces deux créateurs dans chaque histoire, chaque planche.



L’humour s’avère prendre de multiples formes tout au long de l’album. Outre le comique de caractère des personnages, le comique de geste, le comique de jeu d’acteur, le lecteur sent son visage s’éclairer de sourires grâce au comique de situation : Basile faisant observer à Léonard que l’invention du sérum GetupStandup (merci James Brown, 1933-2006) est un errement d’un simple regard, un chat mimant des personnages pour le bénéfice d’une souris et d’un crâne, Léonard cherchant son disciple sous l’arrière-train d’un ours en pleine sieste, un gang de quatre robots disparates se hâtant dans l’escalier pour aller réveiller Basile en sursaut, Léonard participant à un groupe de parole d’individus en proie à une addiction, Basile se faisant massacrer lors d’un match de football féminin. Comme à son habitude, Turk manie le comique de l’absurde visuel avec verve et talent. La tête détruite de Basile par des coups de tromblon, jusqu’à ce qu’il ne reste plus deux yeux au bout de leur nerf optique, les onomatopées, les facéties de Raoul Chatigré en arrière-plan, le lit de Basile animé d’une vie propre, la tête de Basile après avoir été pressée dans un gaufrier, Léonard tournant en rond jusqu’à creuser un cercle profond de plus d’un mètre dans le sol de son laboratoire, Basile ne mesurant plus que quatre-vingt centimètres après un violent coup de queue de billard sur le crâne asséné par Léonard, etc. Ces exagérations fonctionnent d’autant mieux que le dessinateur reste toujours très minutieux pour décrire et placer les éléments et les accessoires du quotidien en les représentant dans les décors.


Un album de Léonard constitue une gourmandise débordant de saveurs, d’inventivité, d’attention à chaque détail. Cet album est le huitième réalisé par Turk & Zidrou : une nouvelle réussite, que ce soit pour l’expressivité des personnages, le comportement pas toujours mature des uns et des autres, les inventions anachroniques, les jeux de mots, la bonne humeur et la bienveillance (sauf pour l’intégrité physique du disciple). Un humour généreux et chaleureux.



jeudi 6 mars 2025

Musée

Est-ce si important de savoir pourquoi ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il fait partie de la collection développée avec le musée d’Orsay. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Christophe Chabouté, pour le scénario et les dessins. Il comprend cent-quatre-vingt-six pages de bande dessinée en noir & blanc.


Au musée d’Orsay, une jeune fille avec des couettes lève la tête pour contempler une œuvre. Un monsieur ridé baisse ses lunettes pour mieux en voir une autre. Un couple de jeunes en regarde une autre sans rien laisser transparaître sur le visage. Un monsieur d’une trentaine d’années avec une veste, un foulard, une chevelure hirsute et une barbe se frotte le menton en regardant une œuvre. Une dame ridée, écharpe au cou se penche de côté pour mieux voir un détail. Un autre barbu en regarde une de très près, les sourcils froncés, le regard sévère. Un autre en costume et cravate noire a pris un peu de recul, les bras croisés. Puis en viennent encore une vingtaine d’autres, chacun avec leur attitude et leur posture, exprimant une part de leur personnalité, de leur comportement face à une œuvre d’art. Ils contemplent, qui l’autoportrait de Vincent van Gogh, qui le Chanteur florentin du XVe siècle de Paul Dubois, Anacréon d’Eugène Guillaume, Sapho de James Pradier, La pensée d’Aristide Maillol, La source de Jean-Auguste-Dominique Ingres, etc. Le flux incessant des visiteurs, des curieux de toute nature se déroule durant toute la journée. La grande horloge marque le temps et arrive six heures. Les couloirs et la grande galerie se vident progressivement. Les gardiens procèdent à la fermeture des portes. Le musée retrouve son calme, vide de toute présence humaine. Dehors la Seine coule paisiblement et sans bruit alors que la nuit commence à tomber et que les ténèbres commencent à envahir le musée d’Orsay.



À l’intérieur du musée il ne subsiste que les éclairages de sécurité, et quelques rais de lumière provenant de l’éclairage public ou de la Lune. Passé une heure du matin, dans ce grand calme, une silhouette passe dans un couloir, un tableau sous le bras. Vers une heure et quart, les ombres se sont quelque peu modifiées, toujours pas âme qui vive. Sans prévenir, un chien traverse une large allée, en silence. Une heure vingt-cinq, dehors un homme passe, promenant son chien en laisse. Le soleil se lève progressivement. Un oiseau quitte son perchoir sur l’une des cornes du Rhinocéros d’Henri-Alfred Jacquemart. Les visiteurs commencent à arriver pour entrer. Le musée d’Orsay ouvre ses portes, les uns et les autres reforment le ballet incessant devant les œuvres. Un regard se fixe plus particulièrement sur les mollets et les chaussures, établissant un panorama qui passe d’un pantalon avec des chaussures de ville, à un pantacourt avec chaussures souples, un bermuda avec des baskets, un short avec des chaussettes montant à mi-mollet, un pantalon à pois avec des chaussures de marche, un autre short et des chaussettes arrivant sous le genou, des escarpins et une robe descendant sous le genou, etc.


Voici une bande dessinée estampillée Musée d’Orsay, qui présente la particularité d’être publiée par un autre éditeur que Futuropolis, ce dernier semblant avoir développé un partenariat avec cet établissement et publié plusieurs œuvres comme Les variations d’Orsay (2015) de Manuele Fior, L'Art d'en bas au musée d'Orsay: La fantastique collection Hippolyte de L'Apnée (2016) de Plonk & Replonk, Les disparues d’Orsay (2017) de Stéphane Levallois, Moderne Olympia (2020) de Catherine Meurisse. Sa seconde particularité réside dans le nombre élevé de pages muettes : 114 pages dépourvues de tout mot, et soixante-douze avec des dialogues. Sa troisième caractéristique apparaît sous deux points de vue. Pour commencer, les premières pages présentent les visiteurs et leur comportement face aux œuvres d’art. Quand celles-ci commencent à être représenter dans les cases, elles ne sont pas nommées. En fonction de sa culture en la matière et de sa familiarité avec le musée d’Orsay, le ressenti du lecteur peut osciller entre la curiosité et la frustration, selon qu’il les identifie plus ou moins facilement. Il peut reconnaître Héraklès archer (1909) du sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929), l’Ours blanc (1922), de François Pompon (1855-1933), la Source (1820-56) de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867).



En fonction de sa curiosité, il peut se renseigner plus avant et trouver les références pour les Coquelicots (1873) de Claude Monet (1840-1926), les Raboteurs de parquet (1875) de Gustave Caillebotte (1848-1894), Autoportrait (1879) de Vincent Van Gogh (1853-1890), Rhinocéros (1878) de Henri-Alfred Jacquemart (1824-1896), Méditerranée, dite aussi La Pensée (1923-1927) d’Aristide Maillol (1861-1944), les trente-six bustes des célébrités du Juste Milieu (1832-35) d’Honoré Daumier (1808-1879), l'Olympia (1863) d’Édouard Manet (1832-1883), l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), le Fifre (1866) d’Édouard Manet, L’asperge (1880) d’Édouard Manet, etc. Sur le moment, ou après coup avec des recherches, le lecteur reste impressionné par la capacité de l’artiste à reproduire l’apparence de ces œuvres d’art, qu’il s’agisse de sculptures ou de peintures.


Au fil des pages silencieuses, parfois en plan fixe, il ressort également très impressionné par la représentation des différentes zones du musée d’Orsay. À la lecture, les images en noir & blanc apparaissent simples et évidentes, descriptives avec un degré de simplification pour conserver une lecture immédiate. Alors que la prise de vue prend un peu de recul, le lecteur identifie la grande galerie avec ses marches, ses statues sur stèle, ses poutrelles et ses verrières. Il reconnaît de nombreuses œuvres, avec encore Les Quatre Parties du monde soutenant la sphère céleste (1872) de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875). Dès la page douze, il peut voir l’horloge monumentale de cette galerie, la façade vue depuis la Seine, les grandes baies vitrées et leurs poutrelles métalliques, le dallage et les murs de pierre, les luminaires caractéristiques, l’esplanade d’accès avec le Rhinocéros, les galeries secondaires qui courent de part et d’autre du bâtiment, les galeries de l’étage, avec la grande horloge de façade et sa verrière permettant de voir à l’extérieur, sans oublier les toilettes avec leurs cuvettes, leurs distributeurs de papier et les sèche-mains (des éléments essentiels de l’intrigue). Le lecteur observe que l’artiste restitue à merveille les grandes lignes structurantes de chaque zone, ce qui fait d’autant mieux ressortir leur architecture et les aménagements, configurations spécifiques qui marquent durablement l’esprit du visiteur.



L’ouvrage s’ouvre avec une séquence dont les trois premières pages se focalisent sur les visiteurs. Le lecteur peut ainsi observer la posture et l’expression de visage de trente individus différents. Cette expérience est renouvelée à plusieurs reprises au cours du récit ; en se focalisant sur les tibias et les pieds en pages vingt-six et vingt-sept, puis en plan fixe pour restituer le passage de plusieurs visiteurs, puis en s’attachant à des couples pour un effet de contraste entre la réaction de l’un et celle de l’autre, puis au travers de dialogue d’une mère avec sa fille, d’une femme avec son compagnon (il croit qu’elle parle des peintures alors qu’elle parle des cadres), avec un groupe d’adolescents (sur leur portable) avec leur professeur, avec l’attitude d’une petite fille portant son nounours dans les bras et arrêtée devant la sculpture l’Ours blanc, etc. Le lecteur se retrouve fasciné d’observer ainsi les curieux, constatant qu’ils sont animés par des envies différentes. Il est à la fois épaté par la capacité de l’artiste à saisir une expression, un geste, à la fois déstabilisé par la sensation de se regarder lui-même quand il s’arrête devant une œuvre d’art au musée. Il se doute qu’il voit les visiteurs par les yeux des personnages peints ou sculptés.


La nuit tout se transforme, et les êtres des œuvres d’art s’animent, prennent vie. L’Ours Blanc déambule silencieusement et majestueusement dans les grands couloirs, des couples se forment entre sculptures descendues de leur piédestal, d’autres se détestent cordialement, certains se regroupent pour observer l’extérieur depuis la grande baie vitrée de l’horloge, et Héraklès se rend dans les toilettes pour comprendre l’utilité des cuvettes, de la chasse d’eau, du distributeur de papier et des sèche-mains. L’auteur joue à la fois avec le décalage temporel et culturel de certaines œuvres qui se retrouvent dans une époque hors de portée de leur compréhension, et avec leur curiosité, leurs émotions et leurs caractéristiques physiques (les pauvres trente-six bustes des célébrités du Juste Milieu qui sont coincés sur leur socle sans pouvoir bouger). Il émane une forme de poésie dans la réaction et l’adaptation des uns et des autres à cet environnement étrange et incompréhensible, à leurs interrogations sur le comportement des personnes qu’ils voient défiler toute la journée pour les regarder, et sur celui du personnel du musée. Les personnages de ces œuvres d’art observent les visiteurs et s’interrogent sur eux, devenant le reflet de leur comportement.


Pas facile de réaliser une œuvre de fiction sur une collection d’œuvres d’art et le musée qui les accueille, sans tomber dans un passage en revue de type catalogue d’une exposition. Chabouté a réalisé une histoire qui rend aussi bien hommage au musée d’Orsay et à son architecture, qu’à ses collections, avec un dispositif narratif original. Il privilégie la démarche de montrer, sans mots, plutôt que d’expliquer ou d’exposer. Le résultat génère un processus de double identification chez le lecteur : avec les visiteurs qui regardent, avec les œuvres d’art elles-mêmes qui disposent de leur point de vue sur lesdits visiteurs. Singulier : une visite originale et inoubliable.



mercredi 5 mars 2025

Borgia T03 Les flammes du bûcher

Pour maintenir l’unité de son église, un pape peut tuer ses sujets, afin de les soumette à sa volonté !


Ce tome est le troisième d’une tétralogie qui a été rééditée en intégrale. Il fait suite à Borgia - Tome 02 Le pouvoir et l’inceste (2006) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2008. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Cette tétralogie a été suivie d’une seconde : Le pape terrible (4 tomes de 2009 à 2019), par Jodorowsky & Theo Caneschi.


Dimanche de Pâques de l’an de grâce 1494, dans le palais papal à Rome. Pour célébrer la résurrection de notre seigneur Jésus-Christ, sa sainteté le pape, Alexandre VI Borgia, a organisé un bal masqué. Défense de parler ou d’ôter son masque. Le seul langage autorisé est celui des caresses. Obligation de boire le punch où l’alcool se mêle à un élixir aphrodisiaque : essences de plantes – ylang-ylang, romarin, sarriette – et corne de rhinocéros. Dans la plus grande solitude, la solitude de la fête, un roi cherche sa reine idéale, sans espoir de jamais la trouver. Là où se manifeste la soif, se manifeste l’eau qui l’étanche : la reine solitaire, elle aussi, cherche son roi idéal. Toutes les forces de l’univers ont conspiré pour qu’ils se rencontrent. La débauche bat son plein. Une femme avec une couronne, dans une robe très moulante s’avance vers un homme masqué portant lui aussi une couronne. Il prend la main qu’elle lui tend, la porte vers sa bouche, et la lèche lascivement. Ils fendent vivement la foule pour montrer une volée de marche vers l’autel. L’homme balaie violemment les cierges et les statuettes pour faire place, afin que la femme puisse s’assoir. Il lui remonte la robe jusqu’à la taille, elle ne porte pas de sous-vêtements, et elle dénude son sein droit. Il la pénètre rapidement, alors qu’elle s’allonge sur le dos. Une fois leurs affaires faites, ils se démasquent : Rodrigo Borgia et Lucrèce Borgia se reconnaissent. Elle assume pleinement le plaisir qu’ils ont ressenti, mais lui est consterné. Elle lui fait une suggestion.



Quelques jours plus tard, le pape Alexandre VI accompagné de sa fille Lucrèce voyagent en carrosse, accompagnés de cavaliers. Ils rejoignent rapidement le couvent de Saint-Sixte où ils vont chercher Julia Farnese, la cousine de Lucrèce. Le pape frappe au portail : une sœur lui répond qu’elle est navrée, mais aucun homme ne peut pénétrer dans ce couvent sans déposer sa demande un an à l’avance, comme l’a fait le seigneur Machiavel. La congrégation ne peut donc pas le recevoir. Le pape désigne une statue de la vierge à ses soldats, en leur ordonnant de s’en servir pour enfoncer la porte. Ils s’exécutent. Un groupe d’une demi-douzaine de sœurs est agenouillé : elles l’implorent de ne pas souiller ce lieu, car Dieu pourrait l’en punir. Le pape avance sur la mère supérieure, et Lucrèce menace une sœur avec un poignard, exigeant de savoir où se trouve sa cousine.


C’est parti pour une troisième partie de plaisir… façon de parler bien sûr, car la surenchère de stupre et de luxure, et de crimes immondes en tout genre est assurée. Tout commence par une orgie sexuelle de grande ampleur qui culmine dans un rapport incestueux entre un père et sa fille, le premier étant un pape pour faire bonne mesure. La munificence est de rigueur pour représenter ces fastes, et Lucrèce fait preuve d’une libido fougueuse, mettant à l’épreuve l’endurance de son père. La pauvre Julia semble se tenir sur une sorte de chevalet de torture, les bras attachés en l’air dans une position pour le moins inconfortable, même si sa pudeur est préservée. Elle n’hésite pas à faire usage du fouet sur des nonnes, une fois libérée, pour une séquence un peu kitsch en costume. Puis elle accepte de boire un puissant aphrodisiaque : le dessinateur a conçu une mise en scène des plus torrides où la fille aide le père à pénétrer la nièce, un ou deux cavaliers de l’escorte bénéficiant d’une vue avantageuse. De manière inattendue, douze pages se tournent sans un seul acte sexuel, avec pour compenser un œil crevé, et une scène de panique de foule à l’annonce de la peste. Le temps est venu pour une petite case d’ondinisme avant de passer à un rapport entre un vieux et une jeunette, sans oublier un cunnilingus. Le lecteur sera encore aux premières loges pour une sodomie homosexuelle, et une scène de débauche sur voie publique entre soldatesque et prostituées.



Le lecteur ayant enduré les perversions et violences des deux premiers tomes se trouve bien préparé pour ce troisième : il s’attend à la frénésie des personnages, à leur volonté de jouir sans entrave, ce qui les entraîne à faire fi des tabous, et arrivé à ce stade, il y a belle lurette que la morale a rendu son dernier soupir, et que la foi catholique s’est réduite à une chimère tout juste bonne à berner le peuple, les dirigeants étant au-dessus de ces calembredaines. La famille Borgia ayant quitté la cathédrale par une porte dérobée, la patriarche Rodrigo donne ses ordres à sa progéniture pour s’assurer de les mettre à l’abri et il rappelle son objectif : il a besoin d’eux tous pour imposer son église au monde entier. Le lecteur peut voir l’intensité de sa présence dans son regard, révélant son obsession maniaque, un comportement sans retenue par comparaison avec les efforts de diplomatie qu’il déploie lors de la visite du roi Charles VIII (1470-1498). Il observe également le visage des enfants pour apprécier la force de leurs réactions : le contentement calme de sa nièce Julia Farnese, l’emportement colérique de Lucrèce, l’indignation théâtrale de César. Les passions sans retenue animent les visages pouvant aller jusqu’à les rendre grimaçants.


Les passions débridées alimentent également des actes de violence. Tout commence avec un coup de poing malhabile en second plan : le pape frappant une bonne sœur. Toute trace d’humour potentiel disparaît avec une main tranchée deux pages après, le lecteur pouvant voir la détermination sans pitié de Micheletto sur son visage dur et fermé. Puis dans ses appartements, le pape crève l’œil valide d’un borgne, son filleul Orso Orsini, avec un crucifix : un regard de possédé dans le visage du pape, la douleur physique et l’incompréhension dans les gestes désordonnés de l’homme devenu aveugle. Le mouvement de foule dans la cathédrale laisse le lecteur atterré par son ampleur aveugle. Les auteurs mettent ensuite en scène une opération commando menée par deux hommes dans une petite demeure, aux environs de Paris, dans le bois de Vincennes : la narration visuelle fait des merveilles : progression silencieuse dans les bois dans une ambiance à la grisaille lumineuse, morceau de viande jeté aux chiens pour les occuper, assassinat rapide des trois hommes de main, et décapitation d’une prostituée en train de se faire lécher. Le lecteur retient son souffle tout du long, content de la respiration comique quand, après coup, Micheletto fait mine de commencer à couper les bourses de l’astrologue Messer Agrippa.



De séquence en séquence, le lecteur prend la mesure de l’investissement de l’artiste dans la reconstitution historique. Le palais du pape et ses plafonds et la beauté des costumes du bal masqué, l’architecture du couvent de Saint-Sixte, le carrosse papal, le harnachement des chevaux, la cuirasse des soldats, les piliers et les voûtes de la basilique Saint-Pierre au Vatican, les tenues cérémonielles des cardinaux et du pape, le magnifique paysage naturel aux abords de l’humble demeure de la sorcière, et sa décoration intérieure (avec les potions, la chauve-souris suspendue au plafond, les pots sur les étagères, et les accessoires comme la patte de lièvre enduite de sperme de pendu et la serre de faucon), les magnifiques navires à voile dans le port de Marseille, l’imposante armée du roi Charles VIII traversant les Alpes pour se rendre dans le royaume de Naples, la salle d’audience du pape, le siège d’une ville fortifiée par l’armée de Charles VIII, etc. L’intrigue comporte également de nombreux éléments historiques : un nouveau prêche de Jérôme Savonarole (1452-1498) sur la place publique, Sandro Botticelli (1445-1510) apportant une de ses toiles (Trois nymphes tentant de sortir Éros de son sommeil) pour être brûlée sur la place publique, le roi Charles VIII, Giuliano Della Rovere (1443-1513, futur pape Jules II), Duarte Brandão (1440–1508, Edward Brampton), et la première guerre d’Italie (1494-1947).


À nouveau, le lecteur est tenté de voir dans le comportement de Rodrigo Borgia et de ses enfants, une illustration de la maxime de John Emerich Edward Dalberg-Acton (1834-1902) : le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. Rodrigo Borgia laisse la bride abattue à ses pulsions, jusqu’à forniquer avec sa fille. Il se salit les mains en crevant l’œil de son filleul, il ordonne des assassinats. Il utilise l’argent de l’Église à des fins personnelles. Pour autant, ses actions sont guidées par son objectif d’assurer le pouvoir de sa papauté et de sa famille, et de travailler à sa pérennité. Il se montre fin stratège et excellent tacticien, faisant également preuve d’une autorité sans réplique. Pour lui, la fin justifie tous les moyens. Le scénariste fait une ou deux entorses à la vérité historique pour les besoins de son récit, continuant à écrire un conte plutôt qu’un récit historique, mettant à profit la réputation de cette famille pour montrer des individus sous l’emprise de leurs pulsions que rien n’inhibe.


Oui, c’est possible, les deux auteurs parviennent à maintenir le niveau de malaise quasiment physique chez le lecteur, avec les exactions des membres de la famille Borgia. Leurs actions peuvent sembler outrées, la narration visuelle se montrant sans pitié tout en conservant une réelle élégance esthétique. La reconstitution historique prend quelques libertés pour se montrer plus romanesque ou vénéneuse, un conte pour adulte, un assouvissement de pulsions débridées mettant à nu le monstre en chaque être humain. Éprouvant.



mardi 4 mars 2025

Le dernier modèle

Mince… On n’a pas eu le temps de faire avec le manteau.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2007. Il a été réalisé par Stéphane Levallois pour le scénario, les dessins, les lavis de gris. Il comprend cent-cinquante-sept pages de bandes dessinées. Il comporte une deuxième partie intitulée 2ème étage gauche, de seize pages, constituée d’illustrations en pleine page, des êtres humains portant un masque intégral, évoquant de plus ou moins loin un masque à gaz.


Dans un petit deux-pièces d’un immeuble parisien, Stéphane est assis sur tabouret, le crayon à papier à la main. Il s’adresse à son manteau qui posé en position assise sur le fauteuil en face de lui, et il lui déclare que ce sera ce manteau qui sera la vedette de l’histoire. Un peu plus tard, il se rend, vêtu de ce manteau, chez Florence, une copine. Elle le fait enter et lui propose d’aller dans sa chambre. Elle explique que sa mère n’est pas là, que sa sœur est partie avec sa copine, et que son père est dépourvu de tout courage. C’est un minable, il n’a rien dans le ventre. Elle continue : sa sœur est lesbienne. Stéphane a sorti son camescope de son étui et il indique à son amie qu’il est prêt. Elle ouvre sa robe et dévoile sa nudité. Il s’exclame qu’elle n’est pas grosse du tout. Elle demande si elle doit passer le manteau et il répond par l’affirmative. Il explique qu’il demandera aux autres modèles de faire de même : le manteau donnera une unité à l’exposition. Elle le passe, puis s’assoit sur le bord du lit et regarde la caméra comme il lui demande. Elle le regarde, les jambes serrées, et les mains posées sur les genoux.



Plus tard, Stéphane se rend dans la galerie Atome qui a promis d’exposer ses œuvres et il est reçu par la galeriste. Elle l’appelle Mon chou, et lui confirme que ce sera une exposition personnelle, rien que pour lui, seul. Elle continue : Francis et elle en ont discuté. Dans un mois et demi, à la fin de celle de Declerc. Elle explique qu’il pourrait y avoir trois grandes pièces, pas plus, une trentaine de pièces à exposer, des nus de femmes, des petits formats pour que l’on puisse les vendre. Et elle lui donne son congé en lui demandant d’aller leur faire des choses magnifiques. Un autre artiste arrive et elle l’appelle également mon chou. Une fois dehors, Stéphane se demande comment il va faire, car il n’a pas les moyens de se payer des modèles professionnels. Il trouve la solution : demander à ses amies de poser nues. Plus tard, il appelle son père et il lui dit que son travail va bénéficier d’une exposition, le vernissage devrait avoir lieu début septembre à la galerie Atome, elle durerait un mois environ. Son père l’informe que Monette ne va pas très bien : elle a maintenant quatre-vingt-huit ans, et elle s’ennuie. Elle est à l’hospice en banlieue, il est possible de s’y rendre par le train. Bien qu’il trouve ça loin, le fils promet d’aller lui rendre visite. Il faudra qu’il trouve le temps quand il sera moins débordé. Plus tard, il se rend chez son deuxième modèle : Florence.


La moitié inférieure d’une femme nue dans la partie gauche de la couverture et la possibilité qu’il s’agisse du dernier modèle de l’artiste. Le début du récit permet de rapidement comprendre la situation : Stéphane est un jeune artiste qui doit réaliser une commande pour remplir la commande d’une exposition de ses œuvres. Il va rencontrer plusieurs de ses amies qui vont accepter de poser nues pour lui, avec le même manteau, alors qu’il les filme, pour pouvoir décider dans son appartement de la posture dans laquelle il les représentera. C’est ainsi qu’il se rend chez Florence, Cécile et Solène, les deux premières habitant chez leurs parents. Sa petite amie Élise accepte également de poser pour lui. Et l’exposition a bien lieu, ses parents faisant le déplacement pour le voir. Les caractéristiques visuelles des cases de l’artiste sont identiques à celle de la couverture qui est d’ailleurs une image en pleine page, extraite de la page vingt-six. Le dessinateur utilise un trait de contour fin, comme un peu tremblé ou hésitant, peut-être avec le crayon à papier qu’il tient à la main dans la première planche. Il nourrit ces contours assez aérés avec des lavis de gris pour apporter des reliefs, parfois souligner une texture ou un ombrage. Il ajuste le nombre de cases par page au moment raconté, parfois avec deux ou trois cases pour une page, parfois plus. Il n’accorde pas une grande importance à la représentation des décors, parfois quelques traits pour un angle de mur, parfois absents.



Le lecteur constate rapidement qu’il s’agit d’une bande dessinée qui se lit à un rythme rapide. La première séance de pose débute en page six et Florence se dénude en page huit, dans un dessin en pleine page. Le lecteur constate que cela n’a rien de sexuel. Stéphane n’indique pas combien de refus il a essuyé, ni même s’il y en a eu un seul. Les séances de pose vont de soi : l’artiste arrive sur place, et la jeune femme se déshabille, ne portant déjà plus aucun vêtement. Elles n’exposent par leur motivation. La séance se déroule avec prise de vue par un caméscope qui permettra à Stéphane de trouver l’instant où la pose est la plus parlante, la plus intéressante sur le plan artistique. Les termes et les conditions sont convenus hors champ, hors page du récit. Les paroles échangées sont limitées : quelques propos de circonstances, quelques directives données par l’artiste quant à ce qu’il recherche, ce dont il a besoin pour pouvoir réaliser ses dessins, une réaction ou deux. Une séance interrompue par l’arrivée inopinée de la mère du modèle, une fatigue à la fin d’une séance. Le lecteur en déduit que ces moments sont dépourvus de toute tension sexuelle, de toute forme de séduction. Aucune ambiguïté, aucune tentation, un consentement explicite, une forme d’activité de nature purement professionnelle pour lui, et d’aide apportée à un ami pour elles.


Les séances de pose occupent dix-sept pages de la bande dessinée, le visionnage des prises de vue deux pages, et, pour être complet, Stéphane a une relation sexuelle avec Élise pendant quatre pages, sans rapport avec une séance de pose. Le reste de l’ouvrage, c’est-à-dire sa majeure partie, est consacré au quotidien banal de Stéphane : se rendre chez ses amies, se rendre à la galerie Atome, réaliser les dessins qui seront exposés, discuter avec sa copine, se rendre à l’hospice pour aller voir Monette, se rendre chez ses parents en banlieue, et bien sûr participer au vernissage de son exposition. La narration visuelle présente une grande facilité de lecture. La bande dessinée comprend quarante-cinq pages muettes, et vingt-cinq dessins en pleine page. Les dessins appartiennent à un registre descriptif et réaliste, avec un rendu éloigné de la représentation photographique du fait de la grande simplification des traits, de la fluctuation entre des formes uniquement détourées, c’est-à-dire du noir & blanc, et des formes rehaussées par les lavis de gris. Les caractéristiques de la représentation, les cadrages, le choix de ce qui est montré rendent compte du regard subjectif de l’auteur, de ce sur quoi se porte son attention, les êtres humains, leur posture et certains éléments de son environnement.



Pour autant, il se passe bien d’autres choses. En y repensant après coup, le lecteur se souvient de moments et de visions aussi disparates que : une grande affiche publicitaire pour l’Amer Picon, l’enseigne d’un Leader Price, la tête d’un cheval, une silhouette en train de courir évoquant Giacometti, un robinet de baignoire qui fuit, un petit carton au contenu mystérieux posé dans une immense pièce entièrement vide, un jardin à la française, une bibliothèque en verre (en pleine page), un exercice d’équilibre de yoga sur une seule jambe, le cadavre d’un petit oiseau dans la cuvette des WC, une main tenant un pistolet pointé à bout portant sur Stéphane, et un masque à gaz. En y repensant, les brefs échanges avec les modèles suffisent pour leur insuffler une personnalité, avec des réactions différentes qui s’ajoutent à l’absence de toute ambiguïté relationnelle. L’artiste apprend incidemment la réaction de deux modèles à l’exposition ce qui confirme qu’il s’agit d’êtres humains à la vie indépendante et autonome. D’ailleurs, le lecteur prend conscience que les situations qui lui sont présentées sont des moments choisis et triés à dessein, pour former un récit.


Certainement, l’histoire s’apparente à une autofiction de la part de l’auteur, un regard jeté en arrière sur cette période de sa vie et sur ce projet. Le lecteur comprend qu’il découvre les souvenirs que Stéphane en a gardés, associés à une portion de son état d’esprit. Il évoque avec naturel ce projet artistique qui sort de l’ordinaire pour le commun des mortels, ainsi que sa relation avec Simone Frossard, surnommée Monette, et il y a cet élément fantastique qu’est un individu fantomatique portant un masque à gaz. En fonction des scènes et en fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir un autre indistinct et silencieux, une présence de l’altérité, d’un être humain totalement étranger au projet de Stéphane, à sa vie d’artiste à ses aspirations et à ses ambitions, dont les traits du visage sont masqués. À la fois cela le rend anonyme et cela masque ses émotions, l’artiste se retrouvant en présence d’une personne sans réaction, totalement étrangère à son art, et possiblement totalement insensible également. Il peut aussi bien s’agir d’une métaphore sur le gouffre qui sépare l’artiste des personnes qui ne possèdent pas ce don, que la réalité diffuse de la masse chez laquelle son art ne suscite aucune réaction. Le lecteur peut également y voir une partie de la conscience de l’artiste qui n’est pas impliquée dans son activité, qui la considère avec détachement, avec recul sans être touché ou affecté, autrement que sur le plan matériel.


Le dernier modèle : la promesse de participer à des séances de pose de nu, et aussi de vivre un moment déterminant dans la pratique artistique du personnage qui ne recourra plus à des modèles vivants (puisqu’il s’agit du dernier). La narration visuelle très personnelle séduit rapidement le lecteur par son accessibilité, sa facilité de lecture, et sa façon de montrer les personnes, leurs activités et les lieux. Le récit tient la promesse implicite de la couverture, tout en évoquant une phase très personnelle de la vie de l’auteur, son rapport à son activité artistique, son incidence sur ses amies et ses parents, sur Monette qui l’apprécie pour lui-même détaché de sa pratique artistique. Une réflexion tout en sous-entendu sur les relations de l’artiste avec les personnes de son entourage. Déconcertant.



lundi 3 mars 2025

Urani, tome 1 : La Ville des mauvais rêves

Europe ne comprend pas grand-chose à tout cela.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2000. Il a été réalisé par David B. (Pierre-François Beauchard) et Joann Sfar qui ont réalisé le scénario à quatre mains, ainsi que les dessins. Les couleurs ont été réalisées par Brigitte Findakly & Delphine Chedru. Il compte quarante-six planches de bande dessinée.


Chapitre un : le dompteur effacé. Un cirque installé sur une grande place de la ville d’Urani, capitale d’un pays des confins de l’Europe pris entre les empires allemand et russe. Le professeur Odin, en habit de dompteur, dit au revoir aux tigres dans la cage. Il leur explique que c’est fini, que les tueurs de l’Ermite ont retrouvé sa trace, il doit les quitter. Il partirait bien en leur laissant la porte ouverte, mais ça ne se fait pas. Odin retourne dans sa roulotte où se trouvent d’étranges appareils technologiques. Dans son for intérieur, il se dit qu’il n’a pas le temps de cacher tout ça. Ce n’est pas grave : personne n’arrivera jamais à faire fonctionner ses inventions, il dépasse les meilleurs savants de plusieurs cerveaux. Il a dû sacrifier un œil pour acquérir la connaissance. Il décide que le temps est venu pour lui de disparaître, littéralement. Grâce à un objet mécanique, il commence par effacer son ombre. Puis il efface son reflet dans le miroir, ce qui lui fait quand même une sale impression. Enfin, il se rend invisible et il s’en va. Dans la cage, un des tigres se redresse sur ses antérieurs, et il décide d’aller voir ce qui passe, tout en collant une mandale à un autre tigre qui est sur son passage. En humant l’air, il se rend compte que la roulotte est vide. Il voit arriver un groupe de gens louches, il se cache, et il s’en va discrètement après les avoir laissé passer. Il a reconnu les tueurs au service de l’Ermite.



Chapitre deux : Le Diable Ermite. Dans sa planque, l’Ermite converse avec son second Igor, attablé et s’apprêtant un manger un poulet. L’Ermite a compris : il ne sort plus, plus de boîtes, plus de cercle de jeu, plus de grosses voitures, ni de prostituées à chaque bras. Il occupe son temps à réfléchir. Il réfléchit sur le mal. C’est fascinant le mal. Il explore le mal. Un peu plus chaque jour et il n’en revient pas. Depuis qu’il s’est retiré du monde, les affaires tournent toutes seules. Personne ne le voit plus mais on sait qu’il est là. Il fait encore plus peur. On l’a surnommé le Diable Ermite. Un homme de main remarque qu’Europe, une grande femme à la peau jaune, est entrée dans le bar. Il la menace avec son pistolet. Elle indique à l’Ermite qu’il n’était pas bien caché, tout en avançant. Elle flanque un grand coup dans le menton du porte-flingue, lui brisant la nuque. Puis elle déchire la gorge d’Igor d’un grand coup d’ongle, et elle avance sur l’Ermite. Celui est resté calmement attablé. Il s’adresse à Europe en lui disant que si elle le voulait mort, il le serait déjà. Il se rend, elle peut appeler la police. Il plaisante : veut-elle de la monnaie pour le téléphone ? Ermite répond qu’ils sont déjà en route. Le commissaire apprend à Europe que la police a coffré une des équipes de l’Ermite au cirque de l’Est, et qu’ils ont raconté une histoire bizarre : Odin le savant se cachait au cirque dans la peau d’un dompteur.


Une couverture composite mettant en avant les deux personnages principaux, le professeur Odin et Europe, l’un avec un pistolet à la main, l’autre peut-être dépourvue de vêtement, un groupe de gugusses patibulaires, et des bâtiments d’inspiration Europe de l’est. Le lecteur peut penser à un une série richement peuplée, intitulée La ville des mauvais rêves, dont le premier tome serait Urani. Le récit est découpé en quatorze chapitres plus un interlude, de longueur variable entre deux et quatre pages. Le lecteur peut noter des différences graphiques entre des chapitres : les contours un peu plus arrondis à la fois des formes et des aplats de noir pour David B., le trait plus rugueux et nerveux de Joann Sfar donnant l’impression d’aplats de noir déchiquetés. S’il y éprouve de l’intérêt, il peut ainsi attribuer tel chapitre à tel créateur et tel autre au second. Il se dit que chaque auteur a réalisé l’ensemble de ses chapitres : dessins et scénario. Il remarque également une différence de traitement dans la mise en couleurs : Brigitte Findakly utilise plus volontiers des teintes vives avec de très forts contrastes, Delphine Chedru développe une palette de couleurs plus proches entre elles. Dans un premier temps, il apparaît que chaque auteur met en scène un personnage principalement : le professeur Odin pour David B., et Europe pour Joann Sfar, les personnages secondaires comme Le Tigre et l’Ermite pouvant passer d’un fil narratif à l’autre.



Tout commence avec un professeur inventeur de génie qui fuit un cirque dans une ville de l’Europe de l’Est, sans date précise. L’interlude présente la ville d’Urani : Capitale d’un pays des confins de l’Europe, pris entre les empires allemand et russe, impliqué dans toutes les guerres du passé. La présentation continue : Depuis que le pays a adhéré à la Communauté européenne et à l’Otan, Urani a pris une importance stratégique, la population de la ville est à dominante balte, mais il y a également beaucoup de Slaves et de Scandinaves, son port sur la baltique connaît un regain d’activités. Les auteurs évoquent ses bas-fonds, la présence d’organisations criminelles du monde entier, de nombreux services de renseignements, les souterrains qui se déroulent à infini comme les entrailles d’un organisme, et le fait que c’est la seule capitale au monde à avoir un cimetière comme centre-ville : il paraît que cela a une influence sur la mentalité de ses habitants, les mauvais rêves y seraient plus fréquents qu’ailleurs. Le lecteur se dit que les scénaristes ont conçu un cadre permettant de développer toute une série, la ville assurant le rôle de personnage récurrent. Pour autant, il s’agit d’un album contenant une histoire complète pour elle-même, sans suite. Au vu des éléments de genre de ce récit et de l’ambiance entre thriller policier et onirisme mythologique, le lecteur peut le rapprocher d’un hommage ultérieur de David B. : Nick Carter et André Breton - Une enquête surréaliste (2019).


Cette bande dessinée raconte une histoire au premier degré : un inventeur de génie qui a conçu et construit un robot humanoïde, destiné à devenir le premier d’une armée de supersoldats, et qui a décidé de disparaître lorsqu’il a compris l’usage qui en serait fait. Plusieurs groupes d’intérêts différents sont à sa poursuite pour le convaincre ou le contraindre à travailler pour eux. En parallèle, Europe, son invention, sa créature, est à sa recherche de manière indirecte. S’il s’attache à cette intrigue, le lecteur risque de rester sur sa faim car sa résolution semble être mise de côté : il se demande si les deux scénaristes ont travaillé en construisant une idée de départ, un principe pour la dynamique du récit, puis ont écrit sous une forme itérative, chacun écrivant son chapitre après avoir lu le précédent, sans plan d’ensemble préalable, en recourant pour partie à une forme d’écriture automatique déclenchée par la partie précédente et canalisée dans une forme narrative d’aventure. Il s’en trouve d’autant plus impressionné que la sensibilité narrative des deux auteurs s’avère très proche, en phase, que ce soit pour le mélange de polar et d’onirisme, ou pour la narration visuelle. À l’évidence, ils se sont coordonnés sur l’apparence des personnages qui passent d’un fil narratif à l’autre, pour les deux personnages principaux, pour l’Ermite, un peu moins pour le Gitan. La ville d’Urani dégage la même sensibilité sous le crayon de l’un comme l’autre, une belle cohérence sophistiquée, conservant des caractéristiques propres à l’un et à l’autre.



Le lecteur se laisse emporter par la dynamique de la fuite en avant pour Odin, et de l’enquête pour Europe. Il apprécie cet équilibre très complexe des dessins, entre naïveté et représentations crues. Cela permet de laisser planer le doute sur la nature réelle du Tigre : vraisemblablement pas un être humain au vu de son anatomie, mais un tigre anthropomorphe, ce qui est cohérent avec la présence d’autres individus aux caractéristiques chimériques. D’ailleurs, il y a en douze autres de représentés sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis. Urani semble associer des spécificités de ville de la partie Est de l’Europe centrale et des éléments romanesques tels que des repères secrets souterrains. Le récit s’apparente ainsi à un conte : une réalité fantasmagorique, peuplée d’individus chimériques, entre métaphores et allégories. Les auteurs font également des références mythologiques : le nom du professeur Odin et celui-ci explique d’ailleurs qu’il a sacrifié un œil pour acquérir la connaissance, ou encore le thème du créateur et de sa créature comme le monstre de Frankenstein. Ils jouent aussi bien avec une spécificité du pénis du tigre, qu’avec la licence artistique des contes (cette école pour filles dans les bois). Cela donne un récit très riche, déconcertant par ses rapprochements inattendus et ses éléments parfois superflus à l’intrigue, une saveur classique de conte, des situations adultes, le tout propice aussi bien à des instants poétiques, qu’à des prises de conscience métaphysiques.


Une bande dessinée particulière, associant le talent de deux créateurs singuliers : le tout s’avère être au moins égal à la somme des parties. Le lecteur plonge dans un récit entre policier et fantastique, teinté d’onirisme, la narration visuelle portant chacune de ces composantes de manière harmonieuse. Une aventure associant une trame à l’apparence cartésienne à des événements pouvant s’avérer arbitraires, surnaturels ou parfaitement logiques. Une aventure singulière.



jeudi 27 février 2025

Djinn T13 Kim Nelson

On n’offre que ce que l’on possède. Vous ne m’avez jamais possédée.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 12 - Un honneur retrouvé (2014) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est le dernier tome de la série et également le dernier tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2016. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant sa collaboration avec Miralles, l’énergie nécessaire pour mener à bien un tel projet sur quinze ans, la sensualité de djinn, la distorsion du temps, l’enchantement des contes.


Mister Prim est installé dans une belle demeure à un étage avec des combles, et un beau jardin. Il rédige des notes au stylo-plume dans un carnet. Il note : Les vertiges du temps. Les jeux de miroir qui accompagnent tout vie, et qui créent nos pauvres illusions. C’est de cela qu’il veut parler. Son nom est Prim. Mr Prim. Et il est le secrétaire de son altesse la rani d’Eschnapur, Saru Rakti, proche parente des Cooch Behar. La rani lui a confié une mission. Et pendant longtemps, il a cherché une femme du nom de Kim Nelson. On lui avait signalé sa présence à Istanbul, mais la chance ne fut pas au rendez-vous. Ils se sont manqués de peu. Mais finalement, à force de persévérance et aidé par un allié inattendu, il a fini par la rencontrer. Elle a bien voulu l’écouter. Il a réussi à la convaincre de le suivre. Et c’est ainsi qu’il l’a menée jusqu’aux portes du palais d’Eschnapur. Dès leur arrivée, il l’a prévenue, il se doutait que ce qui allait suivre ne serait pas facile pour elle. Mister Prim et Kim Nelson descendent de la voiture et il lui dit qu’elle doit s’attendre à quelques surprises. Elle se tourne vers l’escalier et elle en voit descendre Ebu Sarki. Prim explique que sans l’aide de Sarki qu’il a rencontré à Istanbul, il ne serait jamais parvenu à la retrouver. Il ajoute que M. Sarki semble bénéficier de moyens qui dépassent ses pauvres compétences. Kim rétorque sèchement qu’elle les connaît ces moyens… et ils sont pour la plupart en dehors des lois, de toute morale. Sarki répond du tac au tac en lui demandant s’il doit rappeler que la femme qui a accepté le rite des trente clochettes ne s’embarrasse pas de morale.



Mister Prim évite de s’engager dans cette conversation et il les invite à le suivre. Ils traversent l’ancienne salle des fêtes, tout en concédant qu’il craint que ces fêtes ne soient plus qu’un souvenir. En passant par la salle en piteux état, Kim Nelson remarque un tableau au mur : un beau portrait de l’ancien maharadjah d’Eschnapur, le frère de sa majesté la rani. Il pointe sa belle prestance et répond à la question de la jeune femme en indiquant qu’un accident a mis fin à ses jours. Une jeune voix s’élève pour rectifier que ce n’était pas un accident. Une jeune adolescente indique que son frère a choisi la mort parce sa vie était rongée par un remords inutile. Un poison, une malédiction jetée à leur famille par un fou de Dieu. Elle se présente : son nom est Saru Rakti, elle ajoute qu’elle est heureuse d’accueillir Kim à Eschnapur. Elle comprend que Kim soit décontenancée par son apparence et elle propose que Kim se rende à sa chambre, en l’invitant pour le thé à cinq heures.


Le lecteur entame ce dernier tome avec une émotion à laquelle il ne s’attendait pas forcément. Le titre l’annonce explicitement : il est consacré à Kim Nelson, effectivement moins présente dans le tome précédent. Il se rend compte que son impatience s’exerce aussi bien pour l’intrigue que pour les dessins. Encore que pour la première, la situation apparaisse à la fois très prévisible, et bien impossible à anticiper. Kim Nelson arrive à destination : l’ancien royaume d’Eschnapur. Le lecteur sait qu’elle va y retrouver la rani Saru Rakti du fait de sa malédiction et que Kim Nelson l’aidera… avec succès ou non, ça reste à voir. Ainsi il découvre le dénouement de l’intrigue spécifique à ce troisième cycle. Il retrouve cette femme âgée, à l’apparence d’enfant, ou de très jeune adolescente. Il se rend compte que l’artiste lui confère une étrangeté de manière subtile : le langage corporel de cet individu à la constitution et à l’apparence très jeune correspond à celui d’un adulte d’un certain âge : très posé, des gestes mesurés, une conscience de la dignité de ses postures, et bien sûr une tenue vestimentaire correspondant à une femme installée dans la société. Le lecteur prend d’ailleurs le temps de considérer les étoffes, leur couleur, leur drapé, leur liseré doré, sa coiffure, les bijoux (pendentifs, boucles d’oreille, bracelets). Il est curieux de découvrir en quoi son apparence sera modifiée et comment, une fois que Kim Nelson aura accompli sa mission, et heureux de constater que les auteurs le lui donnent à voir.



Cet axe de l’intrigue amène un personnage complètement nouveau, en ramène un issu du premier cycle et en développe un qui n’était apparu que le temps d’une page à la fin du tome quatre et du tome neuf. Les démarches de Kim Nelson l‘amène à prendre contact avec Mrs Cartwill, dont elle fait la description : née à Londres, d’une famille aisée qui a fait fortune dans le textile, qui vit en Indes depuis quinze ans et qui est seule à présent. Mrs Cartwill dirigeait avec son mari le dispensaire de Mint Avenue. Son mari est mort après l’apparition de celui surnommé The Hope Man. Elle apparaît fine et émaciée, marquée par l’âge allongée sur une couche à même le sol au milieu de nombreux Indiens la veillant dans une grande salle, certainement celle du dispensaire. Le lecteur regarde cette femme digne racontant son histoire à Kim Nelson assise en tailleur auprès d’elle. Il est question d’un amour, avec un jeune homme surnommé The Hope Man, du charisme de celui-ci, de sa douceur vis-à-vis de Mrs Cartwill, et de la relation amoureuse qui s’en suit. La dessinatrice le représente comme un beau jeune homme, simplement vêtu d’un pantalon et d’une tunique blanche, avec un regard intense lui conférant une sorte de magnétisme animal, très troublant. Dès le début du récit de cette dame, Kim émet un jugement de valeur définitif en son for intérieur : C’est toujours la même histoire, qu’est-ce que les femmes peuvent être stupides. Ce jugement renvoie aux autres histoires d’amour présentes dans cette série, ainsi qu’au détachement acquis par Kim, progressivement devenue une djinn, comme Jade, au terme d’un rite initiatique éprouvant de nature sexuelle avec mises en pratique, et transformation de sa vie ultérieure.


Dans le personnage de Mrs Cartwill, le lecteur peut percevoir comme de faibles échos de la vocation de Mère Teresa (sans la dimension religieuse), tout comme il avait pu entrevoir le temps d’une ou deux cases le Mahatma Gandhi dans un tome précédent. De ce point de vie, le scénariste semble se tenir à distance respectueuse de l’Histoire de l’Inde, comme s’il s’agissait d’un continent trop immense, trop intimidant. En contrepartie, la narration visuelle génère cette sensation immersive dans ce pays : les ruines du palais d’Eschnapur, la végétation, la chaleur écrasante et l’ombre bienvenue des arbres, les rues bondées et les petites échoppes omniprésentes, le linge à sécher aux cordes, les toits en tôle avec des pierres comme lest, les installations de fortune et les façades abimées, la quasi absence de voitures et les piétons innombrables, les fleurs, et bien sûr les modes vestimentaires. Le lecteur se retrouve bien en Inde avec les personnages, et les actions de ces derniers découlent pour partie de leurs intentions, et de leurs interactions avec leur environnement, c’est-à-dire qu’elles seraient sensiblement différentes si elles survenaient dans un autre endroit, une autre région du monde.



Kim Nelson et le lecteur retrouvent Ebu Sarkti, homme désargenté ayant misé sur le fait de retrouver le trésor du sultan Murati, tel que le racontait le premier tome de la série. Le retour de ce personnage, tout à fait organique dans le déroulement de l’intrigue, ramène ce fil narratif et le conduit jusqu’à sa conclusion : les auteurs montrent explicitement ce qu’il en est de ce fameux trésor. Cet homme impressionne toujours autant par sa prestance et son élégance, sa belle taille et son port assuré, en écho au thème de l’amour, en écho à The Hope Man. Il constitue également un point de repère dans l’évolution de Kim Nelson : le lecteur peut mesurer le chemin parcouru par l’héroïne, le niveau d’assurance qu’elle a atteint. Cela se voit lors de deux temps d’une séquence. La rani Saru Rakti a organisé une soirée de souvenirs : la projection d’un court film montrant Jade en train de danser lors d’une réception dans le palais d’Eschnapur. Kim Nelson accepte de revêtir la robe qui a été choisie pour elle d’après les mensurations fournies par Sarki. Elle se résout également à s’apprêter conformément à cette toilette : un maquillage restreint, et pas de sous-vêtements. Le lecteur garde deux éléments à l’esprit : Kim Nelson prend seule sa décision, sans menace alentours, et dans son texte introductif le scénariste rappelle que la sensualité de Djinn doit autant à une fantasmatique féminine que masculine, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une collaboration consentie avec la dessinatrice.


Enfin, Mister Prim accède au-devant de la scène : il est présent dans dix-neuf pages. Le lecteur constate qu’une partie significative du récit est narrée de son point de vue, et une partie plus réduite consignée dans ses carnets. Un homme qui écrit sur le personnage principal : une métaphore directe du scénariste qui écrit l’histoire de son personnage principal. Le lecteur porte donc plus d’attention à la manière dont Mister Prim parle de Kim Nelson, puisqu’il peut attribuer ses réflexions à Jean Dufaux directement. Il se montre également particulièrement attentif aux deux séquences sexuelles. Dans la première, Ebu Sarki se montre très insistant pour que Kim accepte de faire l’amour avec lui : elle lui répond en décrivant, ce qui est montré dans les dessins, comment se passerait ce rapport dont le consentement – très relatif – serait le résultat d’une contrainte dans un gant de velours. En cinq cases baignant dans une lumière rouge orangé symbolisant la violence psychologique, les auteurs montrent en quoi l’homme (Ebu Sarki) pourrait obtenir ce qu’il demande (pénétrer la femme) et pour autant voir sa frustration grandir, puis se faire humilier : une mise en scène magistrale de cette forme de viol et l’absence de contentement de l’homme qui s’impose, l‘impossibilité d’assouvir ce qui n’est autre qu’une volonté de possession. La preuve de la déclaration de Kim à Ebu : On n’offre que ce que l’on possède, vous ne m’avez jamais possédée.



La djinn n’est pas oubliée dans ce tome : que ce soit son incarnation dans Kim Nelson, ou celle antérieure de Jade. D’une certaine manière, la première parvient au but qu’elle s’était fixé, être libérée des contingences matérielles pour pouvoir mener sa vie à sa guise. Loin d’une histoire qui finit bien, Kim Nelson sait ce que sa nature profonde implique, et de ce que ça implique dans sa façon de considérer le monde, de se comporter envers autrui. Mister Prim l’écrit de manière claire : il s’est attaché à Miss Nelson. Tout en continuant à se poser bien des questions à son sujet. Car si elle lui parle, s’il a droit à quelques confessions, bien des mystères subsistent… Cette phrase agit comme un écho aux propos du scénariste dans l’introduction. Et comme un écho aux propres émotions du lecteur envers ce personnage, séduisant et fascinant, adulte et complexe, conscient de sa nature et ce que cela implique. Il se retrouve surpris en page trente-sept de découvrir une logeuse au physique bien enrobé, au mari filiforme, pour une bouffée d’air frais, une respiration comique, en décalage avec le reste. Il le prend comme une manière de mieux marquer la distance romanesque du personnage de Kim Nelson.


C’est la fin de cette série extraordinaire. Sortant de l’ordinaire par la beauté plastique de ses dessins, par sa nature sensuelle assumée, magnifique et vénéneuse, par cette collaboration fusionnelle entre dessinatrice et scénariste, par cette savante construction jouant sur une chronologie recomposée, par l’emploi assumé de stéréotypes touristiques à partir desquels les auteurs vont plus loin, par l’apprentissage sexuel des principaux personnages féminins, par la délicatesse des représentations, etc. Le lecteur voit bien que les auteurs auraient pu réaliser une autre saison, dans une époque contemporaine, et en même temps il ressent une intense satisfaction à cette fin roborative, avec une pincée de tristesse à l’idée de ne plus revoir Kim Nelson. Émouvant.