Fais ce qu’il voudra sera le tout de la loi !
Ce tome fait suite à Requiem - Tome 09: La cité des pirates (2009) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l’intrigue. Sa première édition date de 2011. Il a été réalisé par Pat Mills pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-sept pages de bande dessinée. Il se termine avec dossier de neuf pages, intitulé Les arcanes du Hellfire Club, comprenant des esquisses, des recherches préparatoires, des dessins inédits, avec une page qui se déplie pour découvrir trois créatures démoniaques côte à côte.
À Hiroshima, le quatorze septembre 1945, un soldat japonais contemple les ruines de la ville dévastée par l’explosion de la bombe atomique. En son for intérieur, il adresse une question aux morts : y a-t-il quelque chose qui apaiserait leurs âmes ? Oui, il doit trouver les ceux qui ont fait cela et les tuer, les tailler en pièces. Il va entonner un requiem aux âmes des morts. Alors seulement ils pourront sourire et reposer en paix. Trois américains arrivent sur les lieux en pousse-pousse, deux civils et un gradé militaire. Le politicien remarque que c’est comme si un rouleau compresseur géant avait tout broyé et éradiqué. Le général répond qu’ils avaient d’abord choisi Kyoto, mais le secrétaire de la défense y a mis son veto car il y avait passé sa lune de miel. Il ajoute : personne ne part en lune de miel à Hiroshima. Ils continuent leur progression jusqu’à arriver l’épicentre de l’explosion, le dôme de Genbaku. Le soldat japonais les attend, katana en main. Il leur annonce que son empereur est mort, qu’il a renoncé à sa divinité comme un chien pouilleux, qu’il est mort le jour où il s’est rendu. Il leur demande qui est responsable tout ça, en désignant les ruines. Le sénateur et le scientifique expliquent qu’ils ne sont pas responsables, et le général désigne le soldat japonais comme étant responsable. Il s’en suit un massacre.
Au-dessus du havre noir de Nécropolis, la bataille aérienne fait rage. Le vampire Dragon avec Tengu sur ses épaules, est engagé dans un duel à l’épée, contre Thurim. Alors qu’ils se livrent à des passes d’arme, Tengu n’a de cesse de lancer des piques méprisantes à Requiem, et d’aiguillonner Dragon de ses conseils. Il estime que Requiem, ce répugnant suceur de sang, déverse ses insultes sur lui Tengu comme la mousson s’abattant sur la bataille de Kitakyushotoko. Il intime à Dragon de fondre sur Requiem comme les impitoyables neiges de l’hiver sur Kammuri-Yami ! De le détruire comme la vague d’Hokusai a détruit Fukuoko ! Car celui qui insulte son sensei, l’insulte lui aussi. Il continue en lui ordonnant de se servir de la fente du scorpion dressé que lui Tengu a parfaite à la bataille de Honshu, où il a tué des milliers de guerriers au point de pouvoir atteindre la Lune en escaladant la pile de leurs cadavres ! Les duellistes se figent momentanément alors que retentit le nom Tengu : Cryptus est arrivé sur place et a crié le nom de son ennemi. L’affrontement prend une autre dimension.
Comme pour chaque tome, il faut un petit temps d’adaptation au lecteur pour se mettre en phase avec la narration, avec les idiosyncrasies du scénariste, avec les visuels hors norme de l’artiste. Comme il est d’habitude, le tome s’ouvre avec un retour en arrière avec un conflit militaire, en l’occurrence les ruines d’Hiroshima, peu de temps après l’explosion de la bombe nucléaire Little Boy le six août 1945. Le lecteur distrait peut se trouver déconcerté par le constat un peu grandiloquent et romanesque du soldat japonais, par l’attitude un peu théâtrale du politicien, du scientifique et du militaire, par l’absence de toute précaution vis-à-vis des radiations, le caractère outré de la séquence. Il se rappelle qu’il s’agit d’une caractéristique forte de l’écriture de Pat Mills : la théâtralité artificielle, l’exagération des situations et l’exacerbation des émotions. Cette façon de raconter fait ressortir avec force l’horreur de ces situations de guerre. À travers le personnage, le scénariste condamne sans appel chaque individu qui a contribué au processus qui a abouti à la conception, à la fabrication et au lâcher de cette bombe. Par la suite, il cite nominativement Robert Oppenheimer (1904-1967), Harry S. Truman (1884-1972, président des États-Unis) et Paul Tibbets (1915-2007, pilote du bombardier Enola Gay). L’anecdote relative à la lune de miel présente un degré élevé de plausibilité historique, la décision étant attribuée à Henry L. Stimson (1867-1950), secrétaire à la Guerre.
Le scénariste établit ainsi une position anti-guerre franche jusqu’à en être brutale, présentant l’obscénité de mettre fin à la vie humaine, de tant de civils à Hiroshima (plus de deux cent mille avec une seule bombe), puis après dans les rodomontades de Tengu se vantant des massacres qu’il a perpétrés aux batailles de Shen-Ten-Rai, Honshu, etc. Dans le contexte du récit, le lecteur éprouve une saine révulsion dirigée contre ce boucher fanfaronnant d’avoir tué autant d’êtres humains. Dans la dynamique de ce dispositif narratif, chaque combat apparaît comme un acte barbare, en cohérence également avec le fait que le récit se déroule sur le monde de Résurrection, un monde où tout est inversé, les valeurs morales comme le reste. D’ailleurs un personnage (la Bête) le rappelle à un de ses soldats en lui disant que La trahison est une vertu, à moins qu’il n’ait échappé au soldat qu’il soit en enfer. Cette narration outrée s’accompagne d’un humour noir mêlant grotesque et absurde. C’est ainsi que le lecteur peut voir Requiem et Dragon interrompre le duel entre Tengu et Cryptus, car il est temps de leur donner leur biberon, et qu’ils fassent leur sieste.
Sur le plan de l’humour, retrouver les goules constitue un plaisir de choix : leur mode d’expression à base d’euphémismes et de néologismes hypocrites donne lieu à des échanges dépassant les pires discours, tout en faisant apparaître leur artificialité. Ainsi : Son trouble frénétique nerveux interfère avec notre grand projet entrepreneurial équitable qui demeure la désaliénation de la salle du trésor avec confiscation des actifs comptables et redistribution entre associés en extermination… pour dire que leur cheffe assouvit une vengeance personnelle plutôt que de penser au trésor. Sous réserve d’être sensible à cette forme d’humour outré allant jusqu’à l’absurde, le lecteur pourra savourer la haute opinion que Dame Mitra entretient sur sa séduction physique, la manière dont elle dévore Zarkov, ou encore la jouissance que tire Elizabeth Bathory de sa capacité de régénération, le premier degré littéral attaché à la puissance sonore du Heavy Metal et à son imagerie violente, et encore la déclinaison dégénérée du mythe arthurien, uniquement protégé par la déformation des noms (Lonava pour Avalon, Nilrem pour Merlin, Tolecnal pour Lancelot et Ruthra pour Arthur) ce qui n’empêche pas qu’ils prennent cher.
L’artiste se trouve totalement en phase avec ces formes d’humour très particulières qui ne peuvent pas être au goût de tout le monde. Il y a bien sûr la demi-douzaine de pages avec les références au Metal : les mentions de Salyer, Motörhead et Napalm Death, l’imagerie Cuir & Clous, et la tête de Snaggletooth (Warpig) reprenant le visuel de Joe Petagno pour la pochette de Inferno (2004). Il s’amuse aussi bien avec Tengu et Mortis quand Dragon et Requiem leur font faire leur rototo après le biberon, qu’avec la silhouette exubérante de Dame Mitra, ou encore l’extension de l’intérieur de sa bouche vers l’extérieure avec plusieurs anneau de dents, la taille de hache (Sláine, une autre création de Pat Mills, serait jaloux) maniée par Elizabeth Bathory dans le plus simple appareil (c’est une vraie rousse), et sire Tolecnal défaisant sa braguette pour offrir une pluie d’or afin d’éveiller Ruthra, l’ex et futur roi (Nilrem le détrompe immédiatement sur la nature de la pluie d’or attendue).
Et bien sûr, la démesure visuelle balaye tout sur son passage !!! Olivier Ledroit s’investit totalement dans chaque page, sa construction souvent en double page, les détails partout, la richesse des environnements et des costumes, l’exagération en cohérence avec la nature du récit, avec Résurrection, avec les personnages. Le lecteur est venu en prendre plein les yeux, et il est à nouveau servi au-delà de toute espérance (y compris les plus folles), l’horizon d’atteinte étant une fois encore pulvérisé. Comme pour l’écriture du scénariste, un temps d’adaptation peut s’avérer nécessaire. Les planches et les cases apparaissent très chargées, les scènes sont régulièrement pensées comme un tableau exposé sur une double page, avec des cases en inserts pour raconter. Une festin graphique : la ville en ruines d’Hiroshima baignant dans une lumière entre gris et marron à se pendre, le sang qui gicle sous l’action d’un décolletage au katana, la vue du ciel démentielle de Nécropolis dans une lumière rouge incandescente avec les innombrables vaisseaux aériens, la composition en double page avec Dragon et Requiem se jetant l’un sur l’autre, les nombreux cercles de dents dans la bouche de Dame Mitra, la munificence gothique de la décoration des portes de la salle au trésor, Elizabeth Bathory dans son bain de sang de vierges, les métalleux en armures hérissées de pointes, la réinterprétation très personnelle des chevaliers de la table ronde et de Camelot, etc. C’est un festin graphique, une orgie oculaire !!!
Ha oui… au milieu de tout ça, les auteurs poursuivent l’intrigue, avec moults affrontements, mythologies dégénérées, géopolitique et intérêts économiques plus vrais que nature, violence et vices encore en-dessous de la vérité, horreur de la noirceur de l’âme humaine dans toute sa nudité.
Se plonger dans un tome de Requiem nécessite un temps d’adaptation tellement la narration foisonne intensément, et que les auteurs font preuve d’une inventivité aussi personnelle que sans concession. Sous cette réserve, le lecteur plonge, s’immerge et ressent par tous les pores de son être, un jeu de massacre aussi terrifiant et dantesque que baroque, démesuré et profondément indigné, en colère même, contre toute forme de cruauté perpétrée contre des êtres humains, à commencer par la guerre et ses mécanismes de déresponsabilisation. Énorme et monstrueux.